samedi 14 mars 2020

Duplessis contre la laïcisation du système scolaire et son étatisation

L'ambiance est bien préparée pour l'inauguration d'un pont sur la rivière Bersimis, cérémonie laïque où le premier ministre doit prononcer un discours important. Fanfares, estrades, haut-parleurs, ciseaux et ruban : rien ne manque. Tous les journaux sont représentés à l'exception du Devoir, qui n'a pas été invité et se contentera des communiqués de la Presse canadienne.

Duplessis a décidé d'aborder deux thèmes : l'autonomie et l'enseignement.

L'Association des Diplômés de l'Université de Montréal et la Chambre de commerce des Jeunes de Montréal ont relancé le débat sur les subventions aux universités. L'Association des Diplômés suggère la formation d'une fédération des associations de diplômés, sorte de pendant de l'Association des Universités canadiennes, qui distribuerait les subventions fédérales. La Chambre de commerce des Jeunes suggère la formation d'une commission provinciale des universités et des collèges, qui répartirait les subventions fédérales et provinciales. La réforme de l'enseignement est aussi à l'ordre du jour. On en discute dans les associations d'instituteurs. De jeunes ministres comme Yves Prévost et Jean-Jacques Bertrand pensent qu'il serait temps de faire évoluer l'enseignement dans la province - ou d'accélérer son évolution. Si l'on entend par là, une orientation vers le commerce et vers les sciences, Duplessis en est, sans hésiter. Mais les anticléricaux ont depuis toujours pris la réforme de l'enseignement comme cheval de bataille. Une série d'incidents laisse prévoir, de leur part, une nouvelle offensive. Aux États-Unis se mène une campagne pour substituer l'hymne national à la prière, au commencement des classes. Le Toronto Star a publié, en deux éditoriaux, une longue entrevue avec un rabbin, qui souhaite l'abolition de l'enseignement religieux dans les écoles. À Montréal, Jean-Louis Gagnon exprime ou paraît exprimer le même souhait. Et le principal de l'Université McGill, rentrant d'un voyage en Russie, vante l'enseignement - athée - dispensé dans ce pays. Serait-ce un concert orchestré ? Les instituteurs et à plus forte raison les jeunes ministres qui souhaitent une évolution de l'enseignement n'ont pas d'arrière-pensées. Mais Duplessis croit déceler l'action des mangeurs de curés derrière les réformateurs de bonne foi. Le discours de Bersimis est une· défense de l'autonomie - ou une attaque contre les centralisateurs - et une défense de la confessionnalité scolaire - ou une attaque contre les réformateurs « aux idées plus que nuancées ».

Les subventions offertes aux universités et aux collèges préparent un assaut fédéral à tout le domaine de l'enseignement, primaire compris. « La province de Québec doit conserver ses droits en matière d'éducation. Le gouvernement fédéral - celui d'aujourd'hui comme celui d'hier - a tendance à pénétrer dans le domaine éducationnel. Ses octrois sont puisés à même l'argent qui nous a été enlevé ... Nos écoles dans la province de Québec sont basés sur le système confessionnel. Il n'y a pas d'éducation possible si elle n'est pas basée sur la religion ... Nous avons dans là province de Québec un système scolaire qui rend justice à toutes les minorités, et nous ne mettrons pas cette tradition de côté... Dans la province de Québec, tant que celui qui vous parle sera premier ministre, l'enseignement sera confessionnel... »

Duplessis a le visage fatigué. Au début, l’œil est moins clair, les mouvements sont moins nets ; mais l'orateur s'anime, une fois son discours entamé. La voix est alors bien timbrée, le débit bien assuré. Duplessis parle sans notes. Il exprime la profonde conviction que son père lui a transmise et que presque tous ses compatriotes ont reçu, comme lui, dans leur héritage. Il fait appel à tous :

C'est un coup de clairon que je sonne aujourd'hui, non pas comme chef de l'Union nationale, mais comme premier ministre de la province de Québec, ayant une expérience assez considérable et pouvant déclarer en toute franchise, sans arrière-pensée, que si bien du monde aime leur province autant que je l'aime, personne n'aime la province de Québec plus que celui qui vous parle ; et c'est pour cela que je vous dis, citoyens de Hauterive, du comté du Saguenay, qu'il faut de toute nécessité s'unir ; s'unir dans la revendication de nos droits ; s'unir contre les tentatives de neutralité scolaire ; s'unir contre les accaparements ... L'union de toutes les bonnes volontés est nécessaire pour que nos écoles continuent à se multiplier, pour que l'enseignement continue à s'inspirer de la lumière éternelle, qui ne s'éteint jamais et qui ne s'éteindra jamais, et pour que la province de Québec poursuive sa marche vers un progrès constant, de plus en plus considérable, dans le respect des droits de tout le monde, mais dans la ferme décision de sauvegarder les siens et de résister à tous les assauts, peu importe la couleur de ceux qui les font.

C'est à Bersimis, le 1er juin 1959. Le biographe pourra plus tard trouver à ce discours, aux aspects de profession de foi, une résonance pathétique de testament. Pour l'heure, journalistes et hommes politiques pensent que Duplessis a lancé, dans son « coup de clairon », le double thème de la prochaine campagne électorale. Jean Lesage vient à Baie-Comeau la semaine suivante, Il reproche au premier ministre de s'élever contre une menace inexistante à l'enseignement confessionnel : « M. Duplessis et sa clique ont décidé qu'il fallait frapper un grand coup pour faire croire au peuple de Québec qu'il existait un complot visant à l'abolition de l'enseignement de la religion dans les écoles de la province de Québec ... » Jean Drapeau tient une assemblée à Saint-Georges de Beauce. Il s'en prend au « régime Duplessis », chargé de toutes les tares et de tous les péchés : « Mensonge, hypocrisie, concussion ... » Il préconise la nationalisation « de tout ce qui prend un aspect d'important service public » et l'intervention de l'État « dans plusieurs secteurs de l'économie ».



-Robert Rumilly, Maurice Duplessis et son temps, tome II. Editions Fides. Montréal. 1973. p.693-695



[NDLR] : Pour compléter cet article, voici un extrait de son discours à Sainte-Anne-de-la-Pocatière en 1959. Visiblement, Maurice Duplessis avait assez de raisons pour croire que certains conspiraient pour abattre le système d'éducation confessionnel, qu'il en a fait allusion dans au moins 2 de ses derniers discours. 60 ans plus tard, les faits lui donnent raison.


jeudi 5 mars 2020

L'union de l'Eglise et de l'Etat

La société religieuse et la société civile jouissent toutes deux, dans la sphère qui leur est propre, d'une réelle souveraineté. Sans doute, l'Eglise, à l'instar de ces cimes grandioses qui dominent toute une contrée, l'emporte essentiellement sur l'Etat : elle lui est supérieure et par sa nature et par sa fin ; elle étend jusque sur lui la majesté de son sceptre : non pas, toutefois, pour lui ravir ses attributions ordinaires et l'absorber comme une partie d'elle-même. En face de l'Eglise ou, pour parler plus exactement,  au-dessous d'elle, l'Etat garde son être distinct, ses droits et ses pouvoirs.

Quels sont donc les rapports, quelle doit être l'attitude respective de ces deux sociétés? Sont-elles par leur nature même, par une sorte de nécessité latente et d'irrésistible fatalité, condamnées à vivre comme deux nations jalouses, dans un état de suspicion réciproque et d'antagonisme permanent? Doivent-elles s'ignorer l'une l'autre, ou ne se connaître et prendre mutuellement contact que pour afficher, par un éclatant divorce, leur incompatibilité ? L'isolement,la séparation, le schisme: est-ce bien là leur condition normale, leur manière d'être naturelle ?

Cette question, de suprême importance à toutes les époques, emprunte aux derniers événements de France un caractère singulièrement actuel. Au lendemain de la crise où, pour la première fois depuis le baptême de Clovis et la naissance de la fille aînée de l'Eglise, les chefs d'Etat français, rompant avec une tradition plusieurs fois séculaire, ont préconisé en théorie et décrété en pratique la dissolution du lien social qui, d'abord par alliance spontanée, puis par entente concordataire, avait fortement uni Rome et la France, il est opportun de se demander si c'est là l'unique solution désirable du plus grave de tous les problèmes politico-religieux; si, en se séparant de l'Eglise, la France a vraiment fait un pas dans la voie du progrès ; si elle s'est acheminée vers un idéal qu'il faille désormais proposer aux aspirations inquiètes et aux suprêmes visées des nations.

Pour répondre à ces questions, il importe en premier lieu de bien définir les termes de la thèse que nous avons en vue. Que faut-il entendre par union de l'Eglise et de l'Etat ?—Union, évidemment, ne veut dire ici ni mélange, ni fusion ou absorption. Quand la puissance civile et la puissance religieuse se donnent amicalement la main, ce n'est ni pour placer leurs institutions sur un même pied, ni pour unifier leur législation dans un même moule, ni pour soumettre leurs sujets au joug d'un même empire. C'est pour se concerter, c'est pour s'entendre, c'est pour établir entre l'une et l'autre partie un accord sérieux et durable, basé sur la reconnaissance mutuelle des droits et l'accomplissement fidèle des devoirs inhérents aux deux sociétés.

Reconnaissance des droits de l'Eglise par l'Etat et des droits de l'Etat par l'Eglise ; accomplissement des devoirs qui les obligent mutuellement, l'Eglise à l'égard de l'Etat, l'Etat à l'égard de l'Eglise : telles nous semblent être les deux conditions essentielles, les deux éléments nécessaires et constitutifs de cette union d'où résulte, dans l'équité et la justice, la tranquillité publique et l'harmonie sociale.

Au reste, l'union de l'Eglise et de l'Etat comporte divers degrés. Elle peut être plus ou moins étroite, selon que les deux pouvoirs harmonisent plus parfaitement, plus universellement leur législation et se prêtent un plus franc et plus énergique appui. Tous ces degrés, néanmoins, peuvent se ramener à deux chefs principaux: l'union ou l'alliance proprement dite, et le système spécial des concordats.

" Dans le régime de l'union proprement dite, les deux pouvoirs s'appuient étroitement l'un sur l'autre.—Pour arriver plus facilement à leur fin respective, chacun apporte à l'autre le concours de sa force et de ses moyens d'action. D'une part, pour le bonheur et la sécurité du gouvernement et du peuple, l'Eglise met au service de l'Etat ses prières, son enseignement, son droit de justice afflictive et, au besoin, jusqu'à ses ressources matérielles. D'autre part, la nation, reconnaissant la mission divine de l'Eglise et la supériorité de son pouvoir, accepte la religion comme religion d'Etat, la prend pour règle de la société civile et de son gouvernement, de la même manière à peu près que les particuliers la prennent pour règle de leur conduite privée. Tout en restant maître sur son domaine, l'Etat approprie et coordonne sa législation à celle de l'Eglise, en adoptant ses principes de morale et en assurant l'exécution de ses ordonnances. En un mot, toute la législation civile est mise en parfaite harmonie avec les lois ecclésiastiques : les droits et les immunités des ministres sacrés et des choses de la religion sont reconnus et respectés ; l'Etat accorde à l'Eglise l'appui de son autorité, protège sa doctrine, exécute ses lois et ses jugements, réprime tout acte d'hostilité contre elle, usant de plus ou moins d'intolérance, suivant les circonstances, envers les dissidents hérétiques, schismatiques, apostats.

L'union qui vient d'être décrite élève donc la religion du Christ au rang de religion d'Etat.


-Mgr Louis-Adolphe Paquet, Droit public de l'Eglise - principes généraux. Imprimerie de l'Action Sociale. Québec. 1908. P. 224-226.