lundi 11 mars 2019

L'intelligence en péril de mort

Si l'on appelle idéalisme un système de pensée qui proclame la primauté de l'intelligence sur la réalité, le monde où nous sommes aujourd'hui est un monde idéaliste, bâti par les intellectuels à grands renforts d'abstractions, et qui se superpose au monde de l'expérience continuellement remis en question.

Notre monde du XXe siècle est si peu matérialiste qu'il est, d'un bout à l'autre, jusqu'en ses turpitudes et son érotisme, une construction de l'esprit. Le marxisme lui-même, en dépit de ses prétentions et de ses fanfaronnades, n'a rien de matérialiste. Il est une idée projetée dans la société pour la détruire, en malaxer la poussière, la fondre en une pâte molle et obéissante, et lui imposer une forme longtemps mûrie dans un esprit séquestré en lui-même, loin de la réalité. Il est mensonge jusque dans les noms dont il s'affuble : « matérialisme dialectique » ou « matérialisme scientifique ». Son idéalisme éclate dans sa haine de toute réalité divine et humaine, dans son prurit d'asservir la nature à sa volonté de puissance, dans le gaspillage inouï des ressources matérielles auquel il se livre pour maintenir son orthodoxie idéologique dans les pays où il s'installe. Le monde où nous sommes, dans les démocraties nommées libres, n'est pas davantage matérialiste : il a subi jusqu'au tréfonds les transformations qu'y a introduites l'esprit de l'homme moderne. La matière n'y apparaît plus jamais en sa réalité propre. Elle y est toujours métamorphosée par l'artifice humain.

« L'illustre prélat », dont Maurras raconte la conversation avec l'un de ses disciples, le dit bien:
- « Jeune homme, vous croyez que le matérialisme est la grande erreur du moment. Erreur! C'est l'idéalisme.
- Pourquoi?
- C'est lui qui ment le plus. On a raison de regarder de haut les matérialistes. Car ce sont des pourceaux. Mais on les voit tels. On ne voit pas toujours ce que sont les idéalistes sociaux ou politiques : des gaillards qui montrent leur cœur, qu'ils ont vaste, et qui se donnent de grands coups de poing sur la poitrine, qu'ils ont sonore, afin de mettre le monde à feu, en vue de le rendre meilleur. »

Avec ses faux airs sublimes, son pharisaïsme, sa béate élévation de pensée et de cœur, sa tartuferie dont la profondeur est telle qu'elle s'ignore elle-même, l'idéalisme dont meurt l'intelligence moderne est sans doute le plus grand péché de l'esprit.

Sa gravité est d'autant plus nocive qu'elle est contagieuse. On n'a pas assez remarqué que l'idéalisme - et ses suites - s'apprend, tandis que le réalisme - et sa réceptivité active à toutes les voix du réel- ne s'apprend pas. L'idéalisme s'apprend parce qu'il est un mécanisme d'idées fabriquées par l'esprit et qu'il est toujours possible d'enseigner un tel art manufacturier, un recueil de procédés et de recettes. L'idéalisme est une technique qui vise à emprisonner la réalité dans des formes préconçues, et le propre de toute technique est d'être communicable. Les idées, les représentations, les connaissances se transmettent aisément d'esprit en esprit dès que leur texture et leur plan sont mis à nu. Mais l'acte même de connaître, la synthèse de l'intelligence et du réel ne passe pas d'un individu à un autre parce qu'il est un acte vécu : chacun doit l'accomplir pour son propre compte, chacun doit éprouver personnellement la présence de la réalité et de son contenu intelligible, chacun doit concevoir par soi-même.

L'intelligence n'a pas licence de s'abriter derrière le mythe de la Raison universelle que suggère, provoque et intronise la facilité avec laquelle les idées se déversent d'une raison dans une autre, et que l'idéalisme a introduit dans toutes les sphères de l'enseignement. C'est la convergence des actes personnels de connaître et des conceptions vécues vers la même réalité connue,qui soutient la communication entre les hommes. Les uns vont plus profondément et plus loin que les autres, mais tous s'avancent dans la même direction. C'est le réel qui rassemble la diversité des intelligences et non pas un système commun de connaissances techniquement élaborées. En d'autres termes, c'est la finalité des intelligences tendues vers la même réalité à connaître, qui est source d'entente, et non pas l'identité des mécanismes intellectuels ou des méthodes, ni les débordements du « dialogue ». Tous les chemins mènent à Rome. Il n'y a pas de chemin unique, il n'y a pas de pensée ou de conscience collectives, il y a des intelligences - au pluriel ! - qu'entraîne, par leurs voies propres, l'intelligence la plus vigoureuse vers leur but commun.

C'est pourquoi - il faut le répéter sans lassitude - il n'y a pas de tradition spirituelle, intellectuelle et morale de l'humanité sans les saints, les génies, les héros, sans leur exemple, sans leur magnétisme qui suscitent de génération en génération un élan similaire vers le Vrai, le Beau, le Bien, vers la réalité à connaître, à faire briller dans une oeuvre, à aimer. Leur intelligence a obéi, avec une parfaite rectitude, à la loi qui la régit et qui l'astreint à se soumettre à l'ordre - dans le double sens du mot - de la réalité et du Principe de la réalité. Elle a respecté, sans jamais le trahir, le pacte originel qui l'unit à l'univers et à sa Cause. Aussi trace-t-elle à sa suite un long sillage de lumière qui oriente les tâtonnants efforts de tous ceux qui, à leur tour, à leur niveau, selon les capacités qui leur sont départies, obtempèrent à la loi ordonnant à l'intelligence de se conformer au réel.

Si la connaissance résulte de la fécondation de l'intelligence par le réel, c'est parce que l'être même de l'homme, dont l'intelligence est la marque spécifique, est en relation constitutive et, pour ainsi dire, en connivence préalable avec l'être de toute réalité. L'intelligence ne pourrait jamais s'ouvrir à la présence des êtres et des choses si l'être humain qui en est le siège était séparé de la totalité de l'être. Notre être est fondamentalement en relation avec l'être universel et la connaissance n'est en quelque sorte que la découverte de ce rapport. L'intelligence peut devenir toutes choses, selon le mot prodigieux d'Aristote, parce que l'être de l'homme, dès qu'il apparaît à l'existence, est articulé à l'être total, y compris son Principe. Dans toutes ses opérations, l'intelligence atteint l'être, son objet adéquat, parce que l'univers tout entier et sa source transcendante sont co-présents à l'être humain. Il est essentiel à l'être de l'homme, comme à tout être, sauf à Celui qui se suffit à Lui-même, d'être avec tous les autres. L'intelligence s'exerce sur l'arrière-fond ou, plus précisément, sur l'axe de la co-présence de la réalité universelle. Sans cela, elle ne saisirait l'être que du dehors et jamais en lui-même, elle n'en atteindrait quel' apparence ou le phénomène et non l'essence, que c e qui apparaît et non ce qui est.


Mais ce rapport fondamental et antérieur à la connaissance est en quelque sorte scellé en nous : il est, mais il n'est pas connu pour la cause. La fonction capitale de l'intelligence est de le dévoiler, de s'y conformer, de le connaître et, par là-même, de situer adéquatement l'homme dans l'univers.C'est pourquoi la conception du cosmos, ou l'acte par lequel l'intelligence se soumet à l'ordre universel et le comprend, est d'une importance inestimable. Sans elle, la vie n'est plus « qu'une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur ». Un monde où ne règne pas une conception du monde adéquate à sa réalité est livré à tous les détraquements.

C'est notre situation actuelle. Nous errons dans un « monde cassé » ou, plus exactement, nous sommes éjectés du monde réel, nous voguons au hasard dans un monde d'apparences qui se fait et se défait sans cesse, parce que l'homme moderne a refusé la place qui lui est dévolue dans l'ensemble de la nature et que son intelligence n'a pas accepté de fonctionner selon sa nature propre d'intelligence : au lieu de se soumettre aux choses, elle a prétendu se soumettre l'univers. L'homme n'est plus alors un être-dans-le-monde, il est un être-hors-du-monde qui a perdu sa substance et ses caractères d'animal intelligent et qui cherche désespérément ce qu'il est, parce qu'il a choisi de n'être plus un être-avec-le-monde-et-avec-son-Principe. La conséquence suit, inéluctable: l'homme moderne est tout ce qu'on veut, sauf intelligent. Il est livré, sans rémission, à une intelligence formelle qui travaille de moins en moins sur le réel et de plus en plus sur des signes. Son intelligence se byzantinise à l'extrême et, pour dissimuler son désastre, se dissimule sous les prétendus impératifs d'une « raison » ou d'une « conscience universelle », rendez-vous de toutes les subjectivités affolées. L'homme n'est plus nulle part. Il est en pleine utopie. C'est pourquoi il n'est plus lui-même. Il n'est plus homme. Il se veut « homme nouveau » et il veut un « monde nouveau ».



-Marcel de Corte, L'intelligence en péril de mort. Editions de l'Homme Nouveau. 2017. Paris. P. 28-32.