L'évolutionnisme teilhardien s'infiltre avec la plus grande facilité dans la mentalité de tout homme qui appartient, quel que soit son niveau social, à la société de masses. Un tel homme est incapable de contrôler les affirmations catégoriques, orchestrées par une publicité adéquate, de l'évolutionnisme « mystique » et mystificateur. Il est établi dans une sorte de monde imaginaire, fait de lectures hâtivement amalgamées d'ouvrages de seconde ou de troisième main, de « digests », de journaux, d'auditions de radio ou de visions de télé, où n'entre jamais la moindre dose d'expérience personnelle. Un tel homme est d'une invraisemblable crédulité : sa faculté de croire est proprement sans limites. Plus une allégation est sujette à caution, plus elle a de chances d'être reçue par lui avec faveur, pourvu qu'elle s'enveloppe d'un langage « scientifique » : l'autorité de « la science » en garantit alors la « réalité». L'univers de fictions dans lequel cet homme se complaît se trouve ainsi renforcé. Il s'y enferme dans une citadelle qu'aucune argumentation ne peut emporter.
L'homme moderne se nourrit de mots dont il est incapable de vérifier la correspondance aux réalités qu'ils signifient. « Évolution » en est un, et des plus efficaces. Son influence est en raison directe de son caractère verbal, de sa vacuité substantielle. Il correspond aux besoins de changement, à l'état d'insatisfaction continue du Moi à l'endroit de lui-même. Le propre de l'idole est en effet d'être décevante. Le Moi séduit, mais leurre sans cesse le Moi. Le Moi se laisse ainsi emporter dans un mouvement sans arrêt, dans une aspiration infinie vers son image toujours changeante. L'évolution en est la justification euphorisante qui soustrait le Moi à son malaise foncier, à l'angoisse qu'il éprouve devant son vide intérieur. Elle bourre d'optimisme son inquiétude. L'évolution est le « tranquillisant » spirituel par excellence qui attise les revendications du Moi sans que jamais la note à payer ne lui soit présentée. Elle les « absolutise » en les insérant dans la ligne de son progrès « inéluctable ». Toutes les requêtes du Moi doivent être exaucées. C'est une loi universelle. Et quiconque s'y oppose est un « sale réactionnaire » qui sera balayé par l’Histoire.
On voit de quelle force prodigieuse de mystification est douée l'évolution. Elle pourvoit les faibles, les médiocres, les incapables, d'une volonté de puissance indéfinie. On ne remarquera jamais assez que, dès qu'on croit à l'évolution, on se situe immédiatement à la tête de son cours. Il est impossible alors d'être dépassé, d'être laissé en arrière, d'être entraîné. On précède, on guide, on mène. L'évolution transforme ainsi les ratés et les mécontents d'eux-mêmes en meneurs. L'humanité est entre leurs mains telle que leur imagination se la représente: une masse fluide où ils impriment leur propre image toujours transformée. Car pour garder sa place au sommet de l'évolution, il importe de changer sans cesse ou, ce qui revient au même, d'être insaisissable, évanescent, sybillin, de parler pour ne rien dire, le propre de la parole qui ne signifie rien et qu'on se dispose à trahir aussitôt étant de voler, de couler, de fluer comme l'évolution elle-même. Le bavardage, la verbosité, le verbiage sont toujours les caractères dominant des fanatiques de l'évolution. Lorsqu'un homme s'abuse sur ses dispositions et en vient à occuper dans la hiérarchie de l'être la place que ses aptitudes, ses dons, son être même ne lui destinent pas, on peut être sûr qu'il deviendra tôt ou tard un adepte de l'évolution généralisée. Pour sortir de son intolérable erreur, il lui faut être guide, chef, apôtre. À cet égard, la plupart des prêtres qui ont manqué leur vocation et qui substituent le dieu de leur imagination au Dieu de l'Évangile sont guettés par le teilhardisme : ils y succombent presque tous. L'évolution leur communique une bonne conscience du pouvoir dont ils disposent sur les âmes. Ils s'appliquent à les pétrir, à les façonner, à les adapter à l'évolution qui est aussi leur volonté de puissance, leur prurit de domination, l'expression totalitaire de leur Moi, l'épanchement triomphal de leur subjectivité. Tous sont atteints d' « apostolite » aiguë. Ils sacrifient tous allègrement la vérité à l'efficacité, c'est-à-dire à eux-mêmes.
L'évolutionnisme est la religion de Narcisse en extase devant son image reflétée dans le devenir universel. Il sonne le glas de l'intelligence. Et si le teilhardisme ne semble plus guère occuper une place majeure dans l'Église de la fin du XXe siècle, c'est qu'il l'a totalement envahie et fait corps avec elle.
-Marcel de Corte, L'intelligence en péril de mort. Editions de l'Homme Nouveau. 2017. Paris. P. 145-147.