Mgr Louis-Adolphe Paquet (1859-1942). |
Qu’on ne s’y trompe pas : la grandeur, l’importance véritable d’un pays dépend moins du nombre de ses habitants ou de la force de ses armées, que du rayonnement social de ses œuvres et de la libre expansion de sa vie. Qu’était la Grèce dans ses plus beaux jours ? un simple lambeau de terre, comme aujourd’hui, tout déchiqueté, pendant aux bords de la Méditerranée, et peuplé à peine de quelques millions de citoyens. Et cependant qui l’ignore ? de tous les peuples de l’Antiquité, nul ne s’est élevé si haut dans l’échelle de la gloire ; nul aussi n’a porté si loin l’empire de son génie et n’a marqué d’une plus forte empreinte l’antique civilisation. J’oserai le déclarer ; il importe plus à notre race, au prestige de son nom et à la puissance de son action, de garder dans une humble sphère le libre jeu de son organisme et de sa vie que de graviter dans l’orbite de vastes systèmes planétaires.
Du reste, la vie propre ne va guère sans la langue ; et l’idiome béni que parlaient nos pères, qui nous a transmis leur foi, leurs exemples, leurs vertus, leurs luttes, leurs espérances, touche de si près à notre mission qu’on ne saurait l’en séparer. La langue d’un peuple est toujours un bien sacré ; mais quand cette langue s’appelle la langue française, quand elle a l’honneur de porter comme dans un écrin le trésor de la pensée humaine enrichi de toutes les traditions des grands siècles catholiques, la mutiler serait un crime, la mépriser, la négliger même, une apostasie. C’est par cet idiome en quelque sorte si chrétien, c’est par cet instrument si bien fait pour répandre dans tous les esprits les clartés du vrai et les splendeurs du beau, pour mettre en lumière tout ce qui ennoblit, tout ce qui éclaire, tout ce qui orne et perfectionne l’humanité, que nous pourrons jouer un rôle de plus en plus utile à l’Église, de plus en plus honorable pour nous-mêmes.
Et ce rôle grandira, croîtra en influence, à mesure que s’élèvera le niveau de notre savoir et que la haute culture intellectuelle prendra chez nous un essor plus ample et plus assuré. Car, on a beau dire, mes Frères, c’est la science qui mène le monde. Cachées sous le voile des sens ou derrière l’épais rideau de la matière, les idées abstraites demeurent, il est vrai, invisibles ; mais semblables à cette force motrice que personne ne voit et qui distribue partout avec une si merveilleuse précision la lumière et le mouvement, ce sont elles qui inspirent tous les conseils, qui déterminent toutes les résolutions, qui mettent en branle toutes les énergies. Voilà pourquoi l’importance des universités est si considérable, et pourquoi encore les réjouissances qui auront lieu demain sont si étroitement liées à notre grande fête nationale et en forment, pour ainsi dire, le complément nécessaire.
Ah ! l’on me dira sans doute qu’il faut être pratique, que pour soutenir la concurrence des peuples modernes il importe souverainement d’accroître la richesse publique et de concentrer sur ce point tous nos efforts. De fait, tous en conviennent, nous entrons dans une ère de progrès : l’industrie s’éveille ; une vague montante de bien-être, d’activité, de prospérité, envahit nos campagnes ; sur les quais de nos villes, la fortune souriante étage ses greniers d’abondance et le commerce, devenu chaque jour plus hardi, pousse vers nos ports la flotte pacifique de ses navires géants.
À Dieu ne plaise, mes Frères, que je méprise ces bienfaits naturels de la Providence, et que j’aille jusqu’à prêcher à mes concitoyens un renoncement fatal aux intérêts économiques dont ils ont un si vif souci. La richesse n’est interdite à aucun peuple ni à aucune race ; elle est même la récompense d’initiatives fécondes, d’efforts intelligents et de travaux persévérants.
La langue d’un peuple est toujours un bien sacré ; mais quand cette langue s’appelle la langue française, quand elle a l’honneur de porter comme dans un écrin le trésor de la pensée humaine enrichi de toutes les traditions des grands siècles catholiques, la mutiler serait un crime, la mépriser, la négliger même, une apostasie.
« Le matérialisme n'a jamais rien fondé de grand ni de durable ». Une famille canadienne-française, vers 1910. |
Notre vocation l’exige. Et plus nous nous convaincrons de cette vocation elle-même, plus nous en saisirons le caractère vrai et la puissante portée moralisatrice et religieuse, plus aussi nous saurons trouver dans notre patriotisme ce zèle ardent et jaloux, ce courage éclairé et généreux qui, pour faire triompher un principe, ne recule devant aucun sacrifice. L’intelligence de nos destinées nous interdira les molles complaisances, les lâches abandons, les résignations faciles.
Soyons patriotes, mes Frères ; soyons-le en désirs et en paroles sans doute, mais aussi et surtout en action. C’est l’action commune, le groupement des forces, le ralliement des pensées et des volontés autour d’un même drapeau qui gagne les batailles. Et quand faut-il que cette action s’exerce ? quand est-il nécessaire de serrer les rangs ? Ah ! chaque fois que la liberté souffre, que le droit est opprimé, que ce qui est inviolable a subi une atteinte sacrilège ; chaque fois que la nation voit monter à l’horizon quelque nuage menaçant, ou que son cœur saigne de quelque blessure faite à ses sentiments les plus chers.
N’oublions pas non plus que tous les groupes, où circule une même sève nationale, sont solidaires. Il est juste, il est opportun que cette solidarité s’affirme ; que tous ceux à qui la Providence a départi le même sang, la même langue, les mêmes croyances, le même souci des choses spirituelles et immortelles, resserrent entre eux ces liens sacrés, et poussent l’esprit d’union, de confraternité sociale, aussi loin que le permettent leurs devoirs de loyauté politique. Les sympathies de race sont comme les notions de justice et d’honneur : elles ne connaissent pas de frontières.
Enfin, mes Frères, pour conserver et consolider cette unité morale dont l’absence stérilisaient tous nos efforts, rien n’est plus essentiel qu’une soumission filiale aux enseignements de l’Église et une docilité parfaite envers les chefs autorisés qui représentent parmi nous son pouvoir. Cette docilité et cette soumission sont assurément nécessaires à toutes les nations chrétiennes ; elles le sont bien davantage à un peuple qui, comme le nôtre, nourri tout d’abord et, pour ainsi dire, bercé sur les genoux de l’Église, n’a vécu que sous son égide, n’a grandi que par ses soins pieux, et poursuit une mission inséparable des progrès de la religion sur ce continent. Plus une société témoigne de respect, plus elle accorde d’estime, de confiance et de déférence au pouvoir religieux, plus aussi elle acquiert de titres à cette protection, parfois secrète, mais toujours efficace, dont Dieu couvre, comme d’un bouclier, les peuples fidèles. Quelle garantie pour notre avenir ! et combien le spectacle de ce jour est propre à affermir notre foi et à soutenir nos meilleures espérances ! L’Église et l’État, le clergé et les citoyens, toutes les sociétés, toutes les classes, tous les ordres, toutes les professions, se sont donné la main pour venir au pied de l’autel, en face de Celui qui fait et défait les empires, renouveler l’alliance étroite conclue non loin d’ici, à la naissance même de cette ville, entre la patrie et Dieu. Et pour que rien ne manquât à la solennité de cet acte public, la Providence a voulu qu’un représentant direct de Sa Sainteté Léon XIII, que d’illustres visiteurs, des fils distingués de notre ancienne mère-patrie, rehaussent par leur présence l’éclat et la beauté de cette cérémonie.
Un publiciste distingué a écrit : « Le matérialisme n’a jamais rien fondé de grand ni de durable. » Cette parole vaut un axiome.
Eh ! bien, mes Frères, ce pacte social dont vous êtes les témoins émus, cet engagement national auquel chacun, ce semble, est heureux de souscrire par la pensée et par le cœur, qu’il soit et qu’il demeure à jamais sacré ! Qu’il s’attache comme un signe divin au front de notre race ! C’est la grande charte qui doit désormais nous régir. Cette charte, où sont inscrits tous les droits, où sont reconnues toutes les saintes libertés, qu’elle soit promulguée partout, sur les portes de nos cités, sur les murs de nos temples, dans l’enceinte de nos parlements et de nos édifices publics ! Qu’elle dirige nos législateurs, qu’elle éclaire nos magistrats, qu’elle inspire tous nos écrivains ! Qu’elle soit la loi de la famille, la loi de l’école, la loi de l’atelier, la loi de l’hôpital ! Qu’elle gouverne, en un mot, la société canadienne tout entière !
De cette sorte, notre nationalité, jeune encore, mais riche des dons du ciel, entrera d’un pas assuré dans la plénitude de sa force et de sa gloire. Pendant qu’autour de nous d’autres peuples imprimeront dans la matière le sceau de leur génie, notre esprit tracera plus haut, dans les lettres et les sciences chrétiennes, son sillon lumineux. Pendant que d’autres races, catholiques elles aussi, s’emploieront à développer la charpente extérieure de l’Église, la nôtre par un travail plus intime et par des soins plus délicats préparera ce qui en est la vie, ce qui en est le cœur, ce qui en est l’âme. Pendant que nos rivaux revendiqueront, sans doute dans des luttes courtoises, l’hégémonie de l’industrie et de la finance, nous, fidèles à notre vocation première, nous ambitionnerons avant tout l’honneur de la doctrine et les palmes de l’apostolat.
Nous maintiendrons sur les hauteurs le drapeau des antiques croyances, de la vérité, de la justice, de cette philosophie qui ne vieillit pas parce qu’elle est éternelle ; nous l’élèverons fier et ferme, au-dessus de tous les vents et de tous les orages ; nous l’offrirons aux regards de toute l’Amérique comme l’emblème glorieux, le symbole, l’idéal vivant de la perfection sociale et de la véritable grandeur des nations.
Alors, mieux encore qu’aujourd’hui, se réalisera cette parole prophétique qu’un écho mystérieux apporte à mes oreilles et qui, malgré la distance des siècles où elle fut prononcée, résume admirablement la signification de cette fête : Eritis mihi in populum, et ego ero vobis in Deum. Vous serez mon peuple, et moi je serai votre Dieu.
Ainsi soit-il, avec la bénédiction de Mgr l’Archevêque !
-Mgr Louis-Adolphe Paquet - extrait du sermon La vocation de la race française en Amérique. Québec. 23 juin 1902