Mgr Louis-François Laflèche (1818-1898). |
Pour procéder avec ordre, et suivre un enchaînement logique, commençons par la définition et l’explication du mot nationalité. C’est bien l’un des plus sonores et dont on ait fait le plus étrange abus, en proclamant le fameux principe des nationalités. Sous ce principe vrai et juste lorsqu’on donne aux mots leur véritable sens, on s’est efforcé d’abriter et de justifier le principe révolutionnaire du renversement de l’autorité légitime, en le présentant aux yeux des populations séduites, couronné de l’auréole du plus pur patriotisme. Par suite d’une déplorable confusion dans les idées, sous le spécieux prétexte de reconstituer et sauvegarder des nationalités qui n’ont jamais existé et qui sont purement imaginaires, on voit de nos jours l’oppression, le renversement, l’anéantissement de nationalités véritables.
On pourrait dire que la nationalité est l’ensemble des
qualités ou conditions qui constituent la nation. Mais
que faut-il entendre par nation, et quelles sont les qualités
et conditions qui la constituent ? Le mot nation,
dans son sens étymologique et ordinaire, signifie postérité,
descendance d’une famille. C’est la propagation et l’extension
de celle-ci par le sang d’abord, par l’adoption
ensuite. Ainsi le sens rigoureux et véritable du mot
nation est l’ensemble des descendants d’une même famille.
Dans l’histoire des temps les plus reculés, dans le plus auguste des livres, dans la sainte Écriture, les expressions
famille et nation sont quelquefois prises l’une
pour l’autre comme signifiant en quelque sorte la même
chose. Et en remontant à l’origine des nations, l’histoire
sacrée et la profane nous montrent également que la
plupart d’entre elles tiraient leur nom du chef de la famille
dont elles descendaient. La nation, c’est la famille
en grand, dans son parfait développement ; la famille,
c’est la nation en petit, comme en germe.
CE QUI CONSTITUE LA NATIONALITÉ
LA LANGUE
Maintenant, si l’on veut connaître les qualités qui
constituent la nation, étudions-la dans le développement
de son germe, dans l’enfant, véritable épanouissement de
la famille : voyons ce que l’enfant reçoit dans la famille,
ce qu’il en emporte au jour où il en sort pour aller à son
tour se mettre à la tête d’une nouvelle famille et concourir
au développement régulier de la nation.
Voyez le petit enfant assis sur les genoux de sa bonne
et tendre mère : il n’a pas seulement à en attendre la
nourriture matérielle et les soins nécessaires à la conservation
et au développement de sa vie physique et corporelle ;
elle doit surtout lui donner le pain de l’intelligence
et du cœur, en s’appliquant à cultiver ses facultés
intellectuelles et morales. Par quelles voies mystérieuses
pourra-t-elle arriver à cette jeune âme encore ensevelie
dans les sens, et qui ignore même qu’elle existe ? C’est
en ranimant, ou excitant par la parole, ce souffle divin
que Dieu communiqua à nos premiers parents. « Oui,
s’écrie un célèbre orateur, oui, cette âme, en entendant
la parole, verra bientôt la vérité dont elle est le véhicule ;
et sortant peu à peu du profond sommeil où elle était
plongée, elle commencera à vivre de la vie de l’intelligence.
»
Cette belle et noble faculté qui distingue l’homme de
tous les autres êtres ici-bas, et l’élève à un si haut degré
au-dessus d’eux, sera développée dans la famille, et dans
la famille le don précieux de la parole lui sera communiqué
par le ministère de la mère, auteur aimé de la langue
maternelle. L’enfant parlera la langue de sa mère, et la
transmettra à son tour à ses descendants. L'unité du
langage est donc une qualité distinctive, une condition nécessaire, un des éléments qui constituent la nation.
Aussi voyons-nous dans l’Écriture sainte que quand
Dieu jugea utile pour le genre humain de le disperser dans
les différentes régions de la terre, pour le punir de son
orgueil et le préserver d’une plus grande corruption, il
n’eut qu’à rompre l’unité de langage et briser ce lien
qui tenait unies en corps de nation, de manière à ne
former qu’un seul peuple, toutes les familles alors existantes.
Or l’Éternel dit : « Voilà un seul peuple et ils
n’ont tous qu’un même langage... Venez donc, descendons
et confondons-y leur langue de manière qu’ils ne s’entendent
pas les uns les autres. Et ainsi l’Éternel les
dispersa de ce lieu dans toutes les régions ».
C’est de cette époque mémorable que date la diversité
des nations sur la terre. Donc la Révélation, d'accord
avec la nature, nous dit que le premier élément constitutif
d'un peuple, qu'un des liens les plus puissants pour le
retenir en corps de nation, c’est l’unité de langage.
LA FOI RELIGIEUSE
Mais le petit enfant grandit. Déjà sa langue a commencé
à se délier ; son intelligence, s’illuminant peu à
peu, commence à s’élever au-dessus des choses de l’ordre
physique et sensible ; dans son cœur les sentiments, les
affections, les passions commencent à s’agiter ; c’est un monde tout nouveau qui se révèle à lui, un monde supérieur
à celui que ses sens lui ont montré jusqu’à présent.
Mais il lui faut, pour entrer dans ce monde nouveau,
un point d’appui dans l’ordre moral qui soit pour le
moins aussi ferme que celui qui supporte ses pieds dans
le monde matériel. La parole dont il use largement n’est
pas par elle-même la sagesse ; ses pensées, ses affections
vont l’entraîner de côté et d’autre ; son intelligence, abandonnée
à elle-même, va-t-elle donc devenir le jouet de
ses passions ou bien être livrée aux caprices de son imagination
? Non, certes. Cette noble faculté, qui le rend
jusqu’à une certaine mesure semblable à Dieu, ne sera
pas abandonnée à elle-même. Dans les principes immuables
de la loi naturelle gravée dans son cœur, et surtout
dans les dogmes lumineux de la révélation divine qu’il
trouve dans la société chrétienne, son intelligence trouvera
ce point d’appui solide, ce fondement inébranlable,
ces règles sages qui la soutiendront et la dirigeront dans
les temps de lutte et de ténèbres qu’elle aura à traverser.
« Ce qui soutient et porte l’intelligence, dit l’éloquent
P. Félix, ce sont les principes. Pour soutenir la vie
haute et ferme, elle doit elle-même s’appuyer sur son
inébranlable fond ; et son fond, ce sont les principes. »
Mais qui jettera dans l’âme de l’enfant ces principes
qui font l’honnête homme, le bon citoyen, le vrai chrétien ?
C’est le père surtout, à qui Dieu a imposé ce
devoir, cette haute et importante mission d’établir dans
l’âme de l’enfant la certitude absolue qui exclut le doute,
par l’affirmation absolue des principes religieux et naturels.
« Au besoin qu’éprouve l’enfant de croire, dit
encore le célèbre orateur cité plus haut, le père répond
par la puissance d’affirmer. » Et la foi se produit dans
l’âme de l’enfant. C’est la seconde qualité ou condition
qui constitue la nationalité : l'unité de foi, la foi de ses
ancêtres.
L’enfant est de la religion de son père pour la même
raison qu’il parle la langue de sa mère.
Si, par malheur, son père ne possède pas la vérité,
sans doute il ne pourra lui transmettre la véritable foi.
Et on sait par expérience quelles difficultés épouvantables
rencontre, pour parvenir à la connaissance pleine et entière
de la vérité, l’enfant infortuné dont l’intelligence a
été assise sur le doute, ou sur le terrain mouvant de
l'erreur. Semblable au vaisseau qui n’a ni ancre ni
boussole, il est sans cesse entraîné au gré des vents et
des courants sur la mer sans horizon du doute. Il n’a
pas même l’idée de la certitude inébranlable que produit
la possession de la vérité. Mais nonobstant ses doutes
et ses erreurs, il tiendra aux principes et à la religion
de ses pères. Ce sera encore pour lui et ses descendants
le plus puissant élément d’unité nationale. C’est une
vérité d’expérience. Le schisme, l’hérésie, l’infidélité elle-même,
d’accord là-dessus avec l’enseignement catholique,
proclament également que l’unité religieuse est le support
le plus puissant de l’unité nationale.
Dites-moi, quel est le lien mystérieux qui retient en
corps de nation le peuple juif ? Cette nation déicide,
dispersée aux quatre vents du ciel, traverse les siècles,
parle toutes les langues, a adopté les coutumes et les
usages civils de tous les peuples, et cependant elle est
toujours vivante et distincte comme nation. Elle n’a
plus ni chefs, ni gouvernements, ni organisation sociale
qui lui soient propres : le seul principe de vie qui lui reste,
le seul lien qui l’unit de tous les points du globe, c’est la
foi qu’elle tient de ses ancêtres, c’est son unité religieuse.
Sans doute que dans cette ténacité indestructible à la
foi de ses pères, il faut voir le doigt de Dieu. C’est sa
mission. Dépositaire de la vérité pendant des siècles, il
faut que cette nation en soit le témoin irrécusable jusqu’à
la fin des temps. Elle n’en demeure pas moins une preuve vivante et comme une démonstration en permanence
de la puissance de vitalité inhérente à l’élément
religieux dans une nation.
Pourquoi la Russie schismatique tient-elle tant à s’assimiler,
sous le rapport religieux, l’héroïque mais infortunée
Pologne ? Pourquoi la protestante Angleterre
a-t-elle fait tant d’efforts, et commis tant d’injustices
et d’atrocités, pour arracher à la pauvre mais fidèle
Irlande sa foi catholique ? Ah ! c’est que le schisme et
l’hérésie, malgré la puissance énorme dont ils disposent,
ne se croient pas en sûreté dans leur domination despotique
sur ces deux peuples infortunés, tant qu’ils n’auront
pas brisé le lien d’unité nationale et détruit le principe
de vie que ces deux nations ont reçu dans l’unité de
la foi que leur ont léguée leurs religieux ancêtres.
Ces faits prouvent à l’évidence que le plus puissant
lien qui réunisse les hommes en corps de nation, c'est
l'unité religieuse, l'unité de foi. Inutile de rappeler les
convulsions épouvantables dans lesquelles sont tombées
les nations où l’on a eu l’imprudence de permettre qu’une
main sacrilège portât atteinte à ce principe de vie.
UNIFORMITÉ DES MŒURS, LOIS ET COUTUMES
Enfin, l’enfant sortant de la famille n’emporte pas
seulement avec lui le langage maternel, les principes et
la foi de son père. Il a grandi sous le toit paternel en
compagnie de ses frères et de ses sœurs ; il s’est établi
entre eux des relations qui ne se briseront pas au jour
où ils iront chacun se mettre à la tête d’une nouvelle
famille. Non, ces relations, ces habitudes contractées
sous le regard et la direction de leurs parents, vont constituer
en se développant ce que l’on appelle les mœurs,
les usages et les coutumes nationales qui se refléteront
dans les institutions et dans les lois destinées plus tard à les régler et à les sauvegarder. C’est la troisième qualité
ou condition qui constitue la nation : l'uniformité dans
les mœurs, les coutumes, les usages ; l'uniformité dans les
institutions et les lois destinées à les régler et à les sauvegarder.
Ce troisième élément d’unité nationale est aussi de
la plus haute importance. L’histoire nous apprend avec
quel soin et quel religieux respect les peuples les plus
intelligents ont conservé, tout en les perfectionnant, les
institutions qu’avaient fondées leurs ancêtres, et les lois
sous lesquelles ils avaient grandi et prospéré. Elles nous
apprend également que c’est cet esprit conservateur, cet
attachement et ce respect pour les traditions et coutumes
nationales qui leur a procuré les bienfaits de la paix et
sans doute la plus grande somme de bonheur et de prospérité ;
tandis qu’un malaise général, des troubles sérieux,
voire même des révolutions sanglantes, ont toujours accompagné
et suivi toute tentative faite dans le but de
les altérer notablement. La France et l’Angleterre sont
peut-être les deux pays qui nous en offrent les plus frappants
exemples. Aussi Dieu, qui tenait à conserver intacte
la nationalité de son peuple, avait-il défendu rigoureusement
les alliances avec les peuples étrangers, et
surtout l’adoption de leurs coutumes et de leurs pratiques
était-elle défendue sous les peines les plus graves...
Ce n’est pas non plus le territoire, ni le gouvernement
national qui constituent la nationalité. La Pologne démembrée
et partagée entre la Russie, l’Autriche et la
Prusse, n’a pas cessé d’être une nation aussi distincte et
aussi réelle que toutes les autres nations de l’Europe qui
ont l’immense avantage d’avoir à elles en propre un
territoire et un gouvernement. Et nous, Canadiens
français, pour être passés sous la domination anglaise,
nous n’en avons pas moins conservé notre nationalité,
ainsi que je me propose de le faire voir plus tard.
Voilà en peu de mots ce qu’il faut entendre par le mot nationalité.
C'est un peuple qui parle la même langue, qui
a la même foi, et dont les mœurs, les coutumes, les usages
et les lois sont uniformes. Si l’on affaiblit ou si l’on détruit
l’un de ces liens, on n’anéantit pas la nationalité,
mais on l’affaiblit d’autant. Lorsque ces trois liens ont
été brisés, la nationalité a disparu, elle a cessé d’exister.
-Abbé Louis-François Laflèche, Quelques considérations sur les rapports de la société civile avec la religion et la famille. Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur. Montréal, 1866. Pp. 18-24.
-Abbé Louis-François Laflèche, Quelques considérations sur les rapports de la société civile avec la religion et la famille. Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur. Montréal, 1866. Pp. 18-24.