lundi 2 juillet 2018

Pour en finir avec Friedrich Nietzsche

Friedrich Nietzsche (1844-1900) est l'auteur de la « philosophie du Surhomme » qu'il a fondée toute entière sur une valeur dont il cherche le principe dans son propre « moi ».

Fils d'un Pasteur protestant, il passa sa jeunesse dans la pratique fidèle de sa religion ; mais, au moment de choisir sa carrière, il se détacha de toute croyance pour suivre l'attrait de sa puissante personnalité. Il étudia la philosophie qu'il professa brillamment à Bâle (1869-1879) ; heureux cependant, lorsque la maladie lui permit de se libérer de son enseignement pour se donner tout entier à sa « mission » philosophique. Luttant contre son mal avec une inépuisable énergie, il obtint quelques années de répit et écrivit une oeuvre considérable qu'une crise de folie interrompit en 1889 ; il ne retrouva plus la raison jusqu'à sa mort (1900).

Du "surhomme".
La philosophie de Nietzsche est essentiellement individualiste ; elle est le reflet de sa personne et Or, l'expérience qu'il nous raconte a la grandeur pitoyable de l'orgueil insensé d'un homme de génie qui se met soi-même, consciemment, à la place de Dieu ; il nous dit en effet comment il a rendu, grâce à son instinct vital, un sens à son existence, après avoir, selon son expression, « tué Dieu » dans son cœur. Son exposé d'ailleurs n'a rien de systématique ; il garde l'attrait d'une oeuvre d'art littéraire, lyrique, vivante, imagée, harmonieuse, dramatique comme un poème. De plus, le philosophe a varié parfois de sentiment et ses premières œuvres louent sans réserve Schopenhauer et Wagner qu'il attaque ensuite à outrance. Cependant, quelques idées maîtresses, en germe dès le début, s'épanouissent dans les œuvres de sa maturité et font l'unité de sa doctrine. On y distingue deux parties, l'une négative, l'autre positive. comme l'histoire des expériences de sa vie intérieure. Son auteur, en nous l'exposant, n'a point pour but de nous convaincre, mais de nous apprendre à nous découvrir nous-mêmes ; et si elle pouvait avoir un principe fondamental, ce serait: « Sois toi-même, sans faiblesse, logiquement et jusqu'au bout! » Ce fut pour suivre ce mot d'ordre que Nietzsche changea son premier enthousiasme pour Schopenhauer en une critique acerbe, et brisa sans hésiter son amitié avec le musicien Wagner, dès qu'il s'aperçut que son idéal ne cadrait plus avec le leur,

1) La partie négative est une critique radicale de la culture ou civilisation du XIXe siècle qu'il résume en un mot: le « nihilisme européen ». Toute culture suppose une table des valeurs, c'est-à-dire un certain nombre de biens considérés comme meilleurs, vers lesquels tend l'organisation sociale comme vers un idéal. Or, selon Nietzsche, la détermination de cette table n'est que le reflet du caractère, ou même du tempérament physique, des hommes qui l'adoptent ; d'où, les deux grandes catégories: d'un côté, la culture des dégénérés et des esclaves ; de l'autre, celle des maîtres pleins de santé et de vitalité ; et, à son avis, toutes les valeurs adoptées par notre civilisation sont caractéristiques de la culture des dégénérés. Elles ont leur origine dans le peuple juif, peuple d'esclaves. Elles se résument dans le triomphe du christianisme, avec son affirmation de l'au-delà qui fait oublier le monde présent, seul réel ; - avec ses dogmes de Dieu Créateur et Juge de l'âme immortelle, dogmes antiscientifiques, mais nécessaires pour fonder l'espoir en l'autre monde ; - et surtout avec sa doctrine du péché, oeuvre d'une volonté libre illusoire, mais déclarée responsable, en sorte qu'on exige pour le réparer, en union avec le sacrifice du Dieu-Messie, la patience, la résignation, l'humilité, l'obéissance ; tout cela, selon Nietzsche, n'est que manifestation de faiblesse et de dégénérescence, que le prêtre transforme en vertu pour maintenir sa domination sur le peuple des petits et des esclaves en leur faisant accepter volontiers la misère présente dans l'espoir d'un au-delà réparateur.

L'aristocrate décadent et le fou allié.
Il y a là, dans l'oeuvre nietzschéenne, des pages dirigées contre le christianisme, et surtout contre l'Église catholique et ses prêtres, d'une virulence inouïe et d'une profonde injustice ; car ce que Nietzsche attaque, ce n'est pas le prêtre tel qu'il existe, mais tel que lui le crée dans son imagination, supposant sans preuve que les grandes vérités établies par la philosophie du bon sens concernant Dieu et l'âme, ne sont que des illusions, sinon des dogmes inventés avec plus ou moins d'astuce ou d'inconscience par les prêtres assoiffés de domination. Il déclare, il est vrai, que ses opinions ne sont peut-être pas plus vraies que celles qu'il combat, car ce qui l'intéresse, ce n'est pas la vérité objective, mais l'épanouissement et la victoire de son « moi » ; mais il parle en même temps comme si sa doctrine seule était l'infaillible vérité.

D'ailleurs, il n'est ni plus juste ni plus tendre pour les efforts civilisateurs des savants modernes. Ceux-ci, pourtant, imbus de positivisme, semblent les ennemis de l'idéal chrétien ; mais en fait, selon Nietzsche, ou bien ils s'inspirent du même idéal, se contentant de mettre la « Science » à la place de Dieu, ou bien ils ne sont que des médiocres, incapables de renouveler la table des valeurs ; car, s'ils rejettent le christianisme, ils s'installent commodément dans une société fondée sur la démocratie, le libéralisme, la recherche des aises et des richesses ; autant de symptômes de dégénérescence, à l'égal de la foi religieuse.

C’est pour enlever beaucoup de brebis du troupeau que je suis venu. Le peuple et le troupeau s’irriteront contre moi : Zarathoustra veut être traité de brigand par les bergers. Je dis bergers, mais ils s’appellent les bons et les justes. Je dis bergers, mais ils s’appellent les fidèles de la vraie croyance.
In Ainsi parlait Zarathoustra - Friedrich Nietzsche

Un titre sans équivoque.
2) Il faut donc, conclut Nietzsche, briser cette table des valeurs et revenir à la culture des maîtres : c'est la partie positive de sa doctrine que son sosie, le prophète Zarathoustra résume en sa proclamation: « Je vous enseigne le SURHOMME (Übermensch) ». Mais d'abord, il faut noter que cette nouvelle table ne s'adresse pas à tous, mais à quelques êtres d'exception en qui l'humanité trouve sa fin et sa meilleure expression et dont l'apparition exige le travail d'innombrables hommes de condition inférieure, faibles, serviteurs, esclaves en un sens, et par conséquent, malheureux ; pour ces derniers, il convient de garder les consolations de la morale religieuse. Au-dessus de cette foule, les hommes supérieurs se rendent compte de leur situation dans une culture de dégénérés ; et le meilleur moyen pour eux de surmonter leur dégoût est de vivre à plein leur vie pour préparer l'avènement du Surhomme.

Celui-ci ne sera pas, semble-t-il, un être d'une essence nouvelle. « On peut définir le Surhomme, dit Lichtenberger, l'état auquel atteindra l'homme lorsqu'il aura renoncé à la hiérarchie actuelle des valeurs, à l'idéal chrétien, démocratique ou ascétique qui a cours aujourd'hui dans l'Europe moderne, pour revenir à la table des valeurs admises parmi les races nobles, parmi les Maîtres qui créent eux-mêmes les valeurs qu'ils reconnaissent au lieu de les recevoir du dehors ». Il a déjà existé avant la décadence de l'Europe actuelle, parmi les races conquérantes et dominatrices de l'antiquité, les grecs, les romains, les germains ; mais le Surhomme futur profitera de toutes les conquêtes de la science pour dominer la nature elle-même ; et Nietzsche le voit déjà, muni du privilège de la lévitation, parcourant en un clin d’œil ses domaines.

Il y a distinction radicale entre lui et les hommes inférieurs ; ses règles de moralité sont totalement diverses : il a réalisé la « transvaluation de toutes les valeurs (Umwertung aller Werthe) ». Il a pour unique loi l'épanouissement de sa « Volonté de Puissance », c'est-à-dire de cet instinct vital qui tend irrésistiblement en tout être, s'il est sain et vigoureux, à imposer le plus possible sa domination autour de lui. Tout ce qui favorise sa force vitale est par définition vrai et bon. Mais pour suivre cette voie, il doit s'attendre à de grandes douleurs, à une lutte sans trêve contre la foule dont il fait son instrument ; car les petits, par leur nombre ou leur ruse, peuvent très bien parfois vaincre le héros qui tente l'aventure du Surhomme ; sa devise sera donc: « Vivre dangereusement ». Son unique but étant la victoire, il s'interdit comme une faiblesse toute pitié pour les malheureux ; parce qu'il résume en lui l'humanité, il la domine sans remords, et trouve sa joie suprême à triompher. Enfin, il fixe pour jamais sa destinée en acceptant de revivre sans fin sa vie héroïque, suivant la doctrine du « Retour éternel ». Cette hypothèse, Nietzsche l'accueillit d'abord avec effroi ; mais il y vit la conséquence nécessaire de l'immense complexité des événements de notre monde, et il conçut même le dessein - qu'il ne put réaliser - de l'appuyer sur des études scientifiques ; alors, fasciné par ses grandioses perspectives, il l'adopta comme seule digne de répondre au vouloir-vivre du Surhomme.

« Le christianisme nous a frustrés de l’héritage du génie antique, il nous a frustrés plus tard de l’héritage de l’islam » - Friedrich Nietzsche

Il est difficile d'apprécier philosophiquement une doctrine qui se donne comme un « message », une sorte de Révélation. En tant qu'elle met toute la valeur de nos jugements et de nos théories dans leur aptitude à favoriser notre vitalité, elle se rattache au pragmatisme et ne peut en dépasser l'étiage intellectuel assez médiocre. Mais en tant qu'elle proclame la morale inconditionnée du Surhomme, elle illustre par son excès même la tendance foncière de la philosophie moderne à mettre la personne humaine à la place de Dieu en lui transférant tous les droits de l'Être suprême. Une telle hypothèse d'ailleurs ne résiste pas aux premières réflexions du bon sens qui se refuse obstinément à identifier notre pauvre conscience humaine avec l'incomparable Sagesse de Dieu. La valeur littéraire des œuvres de Nietzsche masque peut-être, mais ne détruit pas cette irrémédiable contradiction.




-P. François-Joseph Thonnard, A.A. Précis d'histoire de la philosophie. Desclée de Brouwer. 1966. Pp. 989-992.