C’est précisément pour cela que j’ai pensé qu’il était de mon devoir de mettre en garde les catholiques fidèles à la tradition, afin que le respect pour l’homme ne se transforme pas en adhésion à la pensée d’Ezra Pound.
Le militant catholique doit être catholique : ni libéral, ni socialiste. Et si certains – en matière économique – sont tentés par les principes du libéralisme, d’autres n’évitent pas les erreurs du socialisme, même quand ils croient suivre une “troisième voie”, mais qui n’est pas celle indiquée par le magistère de l’Église (qui n’est pas la troisième, mais bien celle qui précède les deux autres). Parmi eux, très nombreux sont ceux qui se réfèrent explicitement ou implicitement, directement ou indirectement, à la pensée, ou au nom d’Ezra Pound. Ce n’est pas mon intention, ici, d’examiner cette pensée. Je me limiterai exclusivement à informer nos lecteurs sur les milieux dans lesquels cette pensée trouva son origine culturelle, de sorte que, à partir de la source on puisse mieux évaluer le cours d’eau auquel nous devrions – d’après certains – nous abreuver.
Dans ce but, me servira de guide le livre de Luca Gallese, Le origini del Fascismo di Ezra Pound (Edizioni Ares, Milano, 2005), qui peut être complété par Il Dio di Ezra Pound. Cattolicesimo & religioni del mistero (Edizioni Ares, Milano, 2011), d’Andrea Colombo. La maison d’éditions Ares est, comme l’on dit, “proche de l’Opus Dei”, et a une collection “poundienne”. Et les auteurs sont des admirateurs d’Ezra Pound, tant est si bien que l’ouvrage de Gallese s’honore d’une préface de Giano Accame, et celui de Colombo d’une introduction de Mary de Rachewiltz, la fille du poète. Concernant les deux volumes cités, particulièrement celui de Gallese, ils ne viennent donc ni de sources hostiles au catholicisme ni de sources hostiles à Pound. Pourtant, la dette culturelle que Pound a à l’égard du mouvement Théosophique du colonel Olcott et de Madame Blavatski, et donc avec le monde maçonnique et occultiste, est évidente. D’où le titre de notre article.
La religion de Pound
Ezra Pound n’a jamais été catholique. Né aux États-Unis, le 30 octobre 1885, dans une famille protestante (“une race de pionniers, puritains et quakers” COLOMBO, p. 17), mère presbytérienne, père quaker pour des motifs sociaux actif dans l’église baptiste (p. 127), Pound mourut à Venise le 1er novembre 1972 sans adhérer à aucune confession religieuse, même s’il se considérait confucéen. Sa fille témoigne : “je ne l’ai jamais vu faire le signe de croix” (COLOMBO, p. 121). Le livre de Colombo insiste beaucoup sur les points de contact entre Pound et le catholicisme, mais malgré tous ses efforts il doit conclure : “en prenant en considération l’hypothèse d’un Pound ‘catholique’ il faut préciser que le poète est plus attiré par les éléments esthétiques, philosophiques et de politique sociale du christianisme, que par le message religieux en soi” (p. 119).
Pound en Angleterre (1908-1920)
Yeats et les deux Shakespear
William Butler Yeats |
Les deux Bergson
Moina Bergson |
A. R. Orage et le “Socialisme des Guildes”
A. R. Orage |
En 1906, à Londres, Penty et Orage fondent la Guild Restoration League et en 1907, Orage fonde avec Jackson le Fabian Arts Group. C’est le moment où les deux nietzschéens, Jackson et Orage, reprennent le journal socialiste The New Age. Les financiers sont l’écrivain George Bernard Shaw et le banquier Lewis Fallace, lui aussi affilié à la Société Théosophique. Il n’est pas seul : d’autres théosophes collaborent comme Florence Farr (1860-1917, adepte de la Golden Dawn depuis 1890 à la suite d’Yeats), P. D. Ouspensky (correspondant de la Russie et depuis 1915 disciple de Gurdjieff), L. Haden Guest, “Beatrice Hastings” (Emily Haig 1879-1943), amante de Modigliani et de Katherine Mansfield, mais aussi d’Orage, dont il dénoncera par la suite les pratiques de magie noire (pp. 128-129) et sa dépendance d’Aleister Crowley. La même Katherine Mansfield écrivit sur The New Age que pour elle Orage est celui qui lui “enseigna à écrire et à penser” et “lui montra ce qui devait se faire et ce qui devait être évité” (p. 161). K. Mansfield, elle aussi célèbre écrivain, connut Crowley – expérimentant ses drogues – comme l’atteste John Symonds (Aleister Crowley. La Bestia 666. Ed. Mediterranee, p. 258), mais, surtout, elle suivit le Mage Gurdjieff qui mourut en 1928 au Prieuré d’Avon, près de Fontainebleau, siège de son Institut pour le développement harmonieux de l’Homme en 1928.
Orage également, après l’expérience de The New Age, devint pour longtemps disciple déclaré et enthousiaste de Gurdjieff (1872-1949), connu par le déjà cité Piotr D. Ouspensky (cf. Paul Beekman Taylor, Gurdjieff e Orage, Fratelli in Elisio, Edizioni Mediterranee), en déménageant exprès en France. “Pound avait une bonne opinion de Gurdjieff, qui deviendra le Maître spirituel d’Orage” (p. 129). Gianfranco De Turris, dans l’introduction italienne au livre de Taylor (p. 10), écrit : “Orage, à travers les théories du Crédit Social du Major Douglas, fut une espèce de charnière entre les idées économiques de Pound et l’ésotérisme de Gurdjieff. (…) Taylor démontre comment étaient très répandues dans ce milieu intellectuel la recherche d’une ‘troisième voie’ économique et la propension à l’ésotérisme…”. Ce n’est pas par hasard si, de nos jours encore, le journaliste et essayiste Maurizio Blondet, qui actualise la pensée de Pound, ne cache pas le rôle des écrits d’Ouspensky et Gurdjieff dans sa “conversion” (Gurgjieff e la luna). Ainsi, de la Théosophie à Gurdjieff, toute la vie et la pensée d’Orage passèrent sous l’étoile de l’ésotérisme et de l’occultisme. Pound collabora à la revue d’Orage, The New Age, pendant dix ans, de 1911 à 1921, y publiant près de trois-cents articles (p. 159).
C. H. Douglas et le Crédit Social
Clifford Hugh Douglas (1879-1952) est le principal représentant des théories économiques sur le “Crédit Social”, qui furent rendues publiques pour la première fois, en 1919, précisément sur la revue de A. R. Orage, The New Age. Tant Orage que Pound adhérèrent aux théories économiques du Major Douglas, que Pound rappellera à plusieurs reprises dans les Cantos. Mais dans la figure de Douglas voyaient-ils et admiraient-ils seulement l’économiste, ou plutôt le “réformateur religieux et politique” (p. 246) ? Le Major Douglas était aussi un occultiste. Demetres Tryphonopoulos écrit dans Pound e l’occulto. Le radici esoteriche dei Cantos (Ed. Mediterranee, 1998, introduction de Luca Gallesi) : “Même si Pound n’avait pas été intéressé, quelqu’un d’autre, dont le nom est étroitement lié à ceux de Pound et Orage, était attiré par la forme d’occultisme de Mitrinovic. Je me réfère au Major Douglas. Quand, au début des années Trente, Mitrinovic fonda le mouvement New Britain (“engagé pour une société fonctionnelle, guildes, crédit social, système d’assistance, une fédération européenne, le triple Commonwealth de Rudolph Steiner, et une restauration du Christianisme”), le Major Douglas était une des personnes impliquée” (p. 123, note 99). La référence concerne l’ésotériste bosniaque Demetrio Mitrinovic (1887-1953), lui aussi, entre autres, collaborateur de The New Age.
La Société Théosophique
Helena Blavatsky |
La Théosophie se réclame dans son nom à la philosophie néoplatonicienne et au gnosticisme, de même qu’aux antiques religions des mystères ; mais dès le début elle s’orienta vers les religions orientales, en répandant la passion pour l’Inde et le Tibet. Olcott et Blavatsky se dirent bouddhistes mais, comme le rappelle A. Besant, “Le lien d’union entre les membres de la Société Théosophique n’est pas une croyance commune, mais plutôt une commune recherche de la vérité” (on dirait le programme de la réunion ratzingérienne d’Assise ‘pèlerins de la vérité’ !). Dans la Théosophie, le rôle féminin et l’empreinte anglo-indienne sont importants. L’idée de fond est celle de l’unité ésotérique de toutes les religions, apanage des initiés. Cela, au moins, pour la façade. La réalité, on la trouve, par exemple, dans ces mots de Madame Blavatsky : “Le grand Trompeur” n’est pas le “tant calomnié Satan” mais “le Démiurge anthropomorphisé, le Créateur du Ciel et de la Terre” (cit. par Roberto Hack – le père théosophe de Margherita Hack – Le origine del movimento Teosofico, Trieste 1971, pp. 216-217).
Théosophie, Fascisme et Antifascisme
L’adhésion d’Ezra Pound au Fascisme fait suite à ses fréquentations des milieux théosophiques. À première vue, le soutien au Fascisme de la part de quelqu’un qui a fréquenté d’aussi près les milieux ésotériques pourrait sembler contradictoire. Mussolini, en effet, soutint d’abord l’incompatibilité entre l’appartenance à la Franc-Maçonnerie et l’appartenance au Parti Socialiste. Par la suite, en 1923, le Grand Conseil du Fascisme – sous l’impulsion des Nationalistes – décréta l’incompatibilité entre l’appartenance à la Franc-Maçonnerie et l’appartenance au Parti Fasciste. En 1925, la loi sur les Associations (qui interdisait les sociétés secrètes) aboutit de fait à la dissolution des deux principales obédiences maçonniques : celle de Palazzo Giustiniani, qui organisa à l’étranger, spécialement en France, l’antifascisme et celle de Piazza del Gesù (qui déclara que le Fascisme, en réalisant ses propres fins, avait rendu inutile leur société). En Italie, la Maçonnerie ne put se réorganiser qu’à la chute du Fascisme, favorisée par les vainqueurs anglais et américains. Entre 1925 et 1926, il y eut quatre attentats à la vie de Mussolini : celui de Zaniboni, dans lequel fut impliqué le général franc-maçon Capello, celui de l’anthroposophe anglaise Violet Gibson, et ceux de Lucetti et Zamboni ; dans tous il y a une trace ésotérique et, il paraît que dans celui de V. Gibson fut impliqué l’ancien ministre anthroposophe, le Duc Giovanni Antonio Colonna di Cesarò (fils d’Emmelina Sonnino De Renzis, elle aussi théosophe, sœur de Sidney Sonnino, et membre du Groupe d’Ur d’Evola et Reghini). Colonna di Cesarò fut un des protagonistes de l’Aventin. Par ailleurs, des équipes fascistes frappèrent en 1925 l’homme politique antifasciste Giovanni Amendola – théosophe et franc-maçon – qui mourut l’année suivante suite aux coups reçus.
Le gouvernement italien n’eut aucun respect pour le Mage Crowley quand, en 1923, il l’expulsa de Cefalù et le renvoya dans sa patrie, l’Angleterre, d’où la ‘papesse’ de la Théosophie, Annie Besant, attaquait le régime mussolinien ennemi de la démocratie. Pourtant, il existe aussi l’autre aspect, pour lequel je renvoie le lecteur à deux ouvrages significatifs : Massoneria, Fascismo e Chiesa Cattolica de Gianni Vannoni (Ed. Laterza, 1980) et Esoterismo e Fascismo, publié par Gianfranco de Turris (Ed. Mediterranee, 2006). L’historien de la Franc-Maçonnerie, Aldo Alessandro Mola, y énumère les noms de frères maçons qui furent aussi des partisans fascistes : Giacomo Acerbo, Michele Bianchi, Alessandro Dudan, Italo Balbo, Achille Starace, Giovanni Marinelli et probablement Emilio De Bono (qui se servit du maçon Dùmini pour le crime Matteotti), Cesare Rossi, Edmondo Rossoni, Roberto Farinacci, peut-être Dino Grandi (Vannoni en est certain, comme pour De Bono, Cesare Maria De Vecchi et Giuseppe Bottai), Massimo Rocca, Alberto Beneduce et alibi aliorum plurimorum. Tous ceux-ci restèrent – en sommeil – aux sommets du nouveau régime, pour ensuite choisir qui la chute du Duce, en 1943 (comme Grandi, De Bono, Marinelli, De Vecchi), qui l’aventure de la RSI, comme Farinacci. Et ne parlons pas des militaires… Parmi les syndicalistes révolutionnaires et les fiumani de D’Annunzio (y compris le Vate), les francs-maçons qui préparèrent soit le Fascisme soit l’antifascisme (tel Alceste De Ambris) furent très nombreux, ainsi que parmi les futuristes (dont le maçon théosophe pythagoricien Arturo Reghini, appartenant à l’O.T.O., ne fut pas le dernier).
L’autodissolution des Loges maçonniques n’impliqua pas les clubs services, comme le Rotary, ni les Sociétés Théosophiques (jusqu’en 1939), ni l’Anthroposophie (jusqu’en 1941). La lutte contre la Maçonnerie fut donc superficielle, sans remonter aux principes, et ce, même dans le cas de l’ex-prêtre Giovanni Preziosi – le plus hostile à la Maçonnerie – qui faisait cependant collaborer à sa revue Vita italiana les ésotéristes René Guénon, Julius Evola, Massimo Scaligero (alias Antonio Massimo Sgabelloni, anthroposophe, disciple de Giovanni Colazza, qui fréquentait la même Loge théosophique qu’Amendola et Colonna di Cesarò) et Guido De Giorgio. L’antimaçonnisme de Preziosi ne peut donc être confondu avec celui des catholiques intégraux, comme Mgr Benigni, qui s’opposa toujours à tout type de secte et d’ésotérisme.
En guise de conclusion
Avec ce petit article, je n’entends certes pas rejoindre les geôliers d’Ezra Pound… Je considère cependant – comme il est dit au début – que le catholique militant ne doit pas se laisser entraîner par de dangereux syncrétismes doctrinaux. Il y en a qui pensent que les “libres penseurs” de Casa Pound (auxquels peut-être, comme disait le franc-maçon Reghini des autres maçons, il manque d’être libres et d’être penseurs) se glorifient abusivement du nom de Pound ; peut-être, au contraire, ne sont-ce pas eux qui se trompent sur ce point, mais les catholiques poundiens ! En matière sociale (et Pound n’aurait pas émis d’objection) une bonne formation de base peut se trouver dans les encycliques pontificales, comme – entre autres – Rerum novarum de Léon XIII et Quadragesimo anno de Pie XI ; pour qui en a les capacités et veut Benito Mussolini avec des dignitaires fascistes parmi lesquels : Emilio De Bono, Italo Balbo, Michele Bianchi, Cesare Maria De Vecchi et Achille Starace avoir une formation plus approfondie, l’Église indique la voie de saint Thomas : Ite ad Thomam. Gardons-nous au contraire des maîtres à penser qui se sont abreuvés aux sources enchanteresses du monde trouble des sectes initiatiques (qu’elles soient anglo-saxonnes – comme dans le cas pré- sent – ou indigènes).