Un des premiers résultats de la retraite fut la fondation d'une société de tempérance parmi les citoyens,
d'après le modèle des sociétés recommandées par les évêques d'Irlande et des Etats-Unis. L'intempérance, cette plaie de tous les temps et de toutes les conditions, faisait alors des ravages alarmants, surtout en Irlande et en Angleterre. Il était à propos de grouper les personnes de bonne volonté pour travailler à détruire ce fléau ou du moins à en amortir les coups.
Vers l'année 1835, un prêtre irlandais, le Père Mathew, conçut le projet, bien vaste mais aussi bien patriotique, de former de l'Irlande entière une société sous le titre de Société de tempérance, laquelle devait combattre l'abus et même l'usage des liqueurs enivrantes. Les succès du prêtre furent lents à se produire. Pendant les trois ou quatre premières années de sa croisade, il ne réussit qu'à faire de rares prosélytes. Mais, en 1839, par un revirement d'opinion confinant au prodige, les Irlandais s'enrôlèrent par millions sous la bannière de la tempérance. Aussi vit-on immédiatement disparaître, ou à peu près, les crimes qui naguère désolaient le cœur des Irlandais tempérants. O'Connell ne craignit pas alors d'affirmer qu'il se commettait moins d'infractions graves à la morale et à la loi dans toute l'Irlande que dans une seule grande ville d'Angleterre.
Certains esprits ne virent d'abord dans l'oeuvre du Père Mathieu qu'une des nombreuses éclosions du protestantisme, et se tinrent sur la réserve. D'autres, n'apercevant qu'une organisation matérielle, étrangère à l'esprit de l'Eglise, ne pouvaient augurer des résultats biens consolants pour la morale.
Tout le monde comprit bientôt que l'oeuvre était bonne de sa nature, et excellente dans ses effets.
Quatorze évêques américains déclarèrent que la société de tempérance portait en elle-même un moyen puissant que le ciel donnait à la terre pour détruire les maux du peuple, et ils invitèrent leur clergé à s'en faire les zélateurs. Evidemment la Providence, qui sait appliquer les remèdes convenables aux grands fléaux qui de temps à autre, viennent tourmenter les sociétés, sut inspirer à tous les hommes bien pensants l'idée qu'il fallait soutenir une oeuvre dont les fruits étaient si doux et si consolants.
Le Souverain Pontife lui-même lui donna une solennelle approbation dans les honneurs qu'ils conféra au Père Mathew.
Fort de toutes ces recommandations et inspiré par son zèle brûlant pour le bonheur des Canadiens-Français, qui, eux aussi, avaient bien des fautes d'intempérance à se faire pardonner, Mgr de Janson arbora l'étendard du Père Mathew sur la vieille citadelle de Québec. Un comité de citoyens se forma, le 26 septembre; l'on dressa des règlements d'après les principes posés ailleurs. On enrôlait deux catégories de sociétaires : les partisans de l'abstinence totale et ceux de l'abstinence partielle. L'année suivante, à pareille date, 2570 citoyens de Québec étaient inscrits à divers titres sur la liste des membres de la société. Ce résultat consolant était dû, sans aucun doute, à l'initiative de Mgr de Janson, mais aussi à la sage direction du curé de Québec et au bon exemple donné par les premiers citoyens.
L'oeuvre des sociétés de tempérance se répandit en Canada comme une traînée de poudre, et on la vit prospérer longtemps à la voix de plusieurs prêtres canadiens qui, armés de la croix, parcoururent les villes et les campagnes, prêchant la croisade avec des accents remplis des plus beaux sentiments religieux et patriotiques. La génération actuelle n'a pas oublié les sermons éloquents des Quertier, des Mailloux et - souvenir douloureux à rappeler - des Chiniquy. Leur oeuvre de régénération sociale dure encore, glorieuse en beaucoup de paroisses.
-Narcisse-Eutrope Dionne, Mgr de Forbin-Janson - Sa vie, son oeuvre. Librairie Garneau. Québec, 1937. Pp. 64-67