Mgr Camille Roy, ancien recteur de l'Université Laval |
Mais seul le drapeau français fut forcé de disparaître du Canada. La France elle-même y restait, malgré la défaite, avec soixante-dix mille colons. Elle y restait avec une population qui avait apporté de ses provinces du Nord et de l'Ouest, de la Normandie, de la Bretagne, du Maine, du Poitou, de la Saintonge, de l'Anjou, leur tempérament tenace, réfléchi et laborieux. Les 70,000 de 1760 se sont merveilleusement multipliés. Ils sont aujourd'hui plus de 2,000,000 au Canada, et 1,500,000 aux États-Unis. Au Canada, ils occupent surtout la province de Québec, où sur une population totale de 2,003,232 1 ils comptent pour 1,605,339. Cette province est vraiment restée avec sa langue, ses mœurs, ses institutions, la Nouvelle-France de l'Amérique. Les groupements importants de population française qui, en dehors de la Province de Québec, se sont formés dans l'ancienne Acadie et les provinces de l'Est (163,424), dans la province anglaise d'Ontario (202,442), dans les provinces cosmopolites de l'Ouest (83,635), et dans les États-Unis, y exercent une influence toujours grandissante.
C'est au milieu de ces populations françaises du Canada que devait se développer, au dix-neuvième siècle, après les périodes laborieuses des premières luttes pour l'existence, une littérature qui porte la marque de notre esprit, et celle des influences historiques, sociales, et géographiques qui ont ici peu à peu modifié notre âme française.
L'esprit canadien-français ; ses qualités natives ; causes qui les ont modifiées
Une littérature porte nécessairement l'empreinte de l'esprit qui l'a faite. L'esprit canadien-français est assuré- ment à base de qualités françaises, mais ces qualités ont été plus ou moins modifiées par les conditions nouvelles où il s'est développé. Il a gardé du génie de la race ses vertus intellectuelles, son goût inné des choses de l'art ; il se complaît dans les idées générales et dans les discussions de doctrine ; il a aussi conservé du génie ancien la discipline traditionnelle, c'est-à-dire le besoin de méthode, de logique, de clarté et d'élégance qui sont les note? caractéristiques de la culture française ; il contient encore des éléments de passions ardentes, d'enthousiasme et de mysticisme qu'il a reçus des races violentes et rêveuses qui ont peuplé le nord de la France. Il ne serait pas difficile de retrouver dans nos livres canadiens la trace de toutes ces qualités ancestrales.
Mais, d'autre part, notre esprit a visiblement subi l'influence des conditions nouvelles de notre vie historique et géographique. Pendant plus de deux siècles, nous avons été empêchés par notre vie de colons pauvres, d'agriculteurs et de soldats, de faire à la culture de l'esprit sa part suffisante. Les besognes utilitaires ont absorbé trop longtemps toutes nos énergies.
Ruines de Québec |
Au surplus, l'influence plutôt froide de notre climat et du voisinage de nos compatriotes anglo-saxons devait contribuer encore à changer un peu notre tempérament, à donner à notre caractère, à notre esprit une gravité lente qui, certes, n'exclut pas ou ne supprime pas les talents, qui, au contraire, peut les affermir, et qui a donné aux nôtres d'inappréciables qualités de mesure, mais qui les a faits aussi à la fois moins ardents et moins laborieux. Le voisinage des États-Unis, où le commerce, l'industrie et l'argent absorbent les meilleures énergies, et ont créé la noblesse du million, n'a pu que nous persuader davantage de mettre, nous-mêmes, au-dessus de la fortune de l'esprit celle des affaires, ou tout au moins de préférer à la vie intellectuelle les préoccupations d'ordre utilitaire. " Ce jeune homme ne fait rien, il écrit ", disait-on vers 1850. On l'a répété depuis.
Si donc nous avons, malgré tout, gardé les instincts originels de la race française, et l'ensemble de ses qualités intellectuelles que l'on peut reconnaître encore dans notre vie et dans nos livres, il faut avouer que notre esprit canadien-français a subi de lentes et sûres transformations. Il a perdu quelque chose de sa vivacité première et de sa traditionnelle fécondité ; il a, en revanche, acquis des qualités d'ordre politique et pratique qui ont très utilement servi nos destinées. Mais il faut ajouter que notre littérature doit à toutes ces influences nouvelles, souvent douloureuses, qui se sont exercées sur notre esprit, la lenteur de ses débuts, d'abord, et aussi cette lourdeur, cette inexpérience du vocabulaire et de l'art, cette insuffisance d'esprit critique dont, pendant les trois premières périodes surtout, elle a plus d'une fois souffert.
La langue
Nos origines littéraires ne correspondent pas, comme pour les littératures européenne, à une période de formation de la langue. La langue que nous parlions et que nous pouvions écrire en 1760, était depuis deux siècles l'une des plus parfaites des langues modernes ; elle avait servi à la composition des plus beaux chefs-d'œuvre de la littérature française. D'autre part, cette période de nos origines littéraires ne correspond pas, non plus, à une sorte de moyen-âge où une race se dégage de la barbarie, et peu à peu retrouve les formes classiques de l'art. N o s pères avaient apporté ici les habitudes d'esprit de la France du dix-septième siècle, et dans nos maisons d'enseignement les procédés de culture étaient les mêmes que dans l'ancienne mère-patrie. La langue de nos premières œuvres littéraires est donc la langue classique de France.
Cependant, parce que nos premiers journalistes et nos premiers poètes avaient peu d'entraînement littéraire,
Mgr Bossuet, l'Aigle de Meaux Un des plus grands écrivains français |
Il ne faut, d'ailleurs, pas reprocher à notre langue les vertus anciennes qu'elle a gardées, les tours et les mots qui lui viennent de la grande époque. Tout cela est une particularité caractéristique et une richesse pour elle. Et tout cela lui fait grand honneur, quand ceux qui l'écrivent la manient avec une suffisante dextérité.
Notre vocabulaire contient un certain nombre de mots empruntés aux parlers des provinces de France, ou créés ici, qui sont passés dans notre langue littéraire, et qui sont une part précieuse de son originalité. Il n'est pas opportun que notre langue se charge de tous les néologismes qui sont créés en France, et qui sont parfois de fabrication suspecte ; il sera toujours désirable qu'elle s'enrichisse de mots nouveaux, créés ici, pourvu qu'ils soient de bonne venue, ou, qu'étant bien faits, ils désignent des choses de chez nous.
-Mgr Camille Roy, Manuel d'histoire de la littérature canadienne de langue française. Librairie Beauchemin limitée. Montréal, 1955. Pp 9-14.