C'est au dix-septième
et au dix-huitième siècles que la France a
colonisé le Canada. En 1605, elle
|
Mgr Camille Roy,
ancien recteur de l'Université Laval |
s'établissait d'abord
en Acadie, à Port-Royal (aujourd'hui Annapolis,
dans la province maritime de la Nouvelle-Ecosse) ;
en 1608, Samuel Champlain fondait Québec,
et cette ville fut le centre, le foyer principal de la
colonie française de l'Amérique du Nord. Le Canada,
appelé à cette époque la Nouvelle-France,
resta possession française jusqu'en 1760. La guerre
de Sept Ans, transportée en Amérique, y mit aux
prises la France et l'Angleterre, et après une résistance
longue et héroïque où s'immortalisèrent les
deux derniers généraux français, Montcalm et Levis, notre colonie fut cédée à l'Angleterre. Le traité de
Paris (1763) ratifia cette conquête.
Mais seul le drapeau français fut forcé de disparaître
du Canada. La France elle-même y restait,
malgré la défaite, avec soixante-dix mille colons.
Elle y restait avec une population qui avait apporté
de ses provinces du Nord et de l'Ouest, de la Normandie,
de la Bretagne, du Maine, du Poitou, de la
Saintonge, de l'Anjou, leur tempérament tenace, réfléchi et laborieux. Les 70,000 de 1760 se sont merveilleusement
multipliés. Ils sont aujourd'hui plus
de 2,000,000 au Canada, et 1,500,000 aux États-Unis.
Au Canada, ils occupent surtout la province
de Québec, où sur une population totale de 2,003,232
1
ils comptent pour 1,605,339. Cette province est
vraiment restée avec sa langue, ses mœurs, ses institutions,
la Nouvelle-France de l'Amérique. Les groupements
importants de population française qui, en
dehors de la Province de Québec, se sont formés dans
l'ancienne Acadie et les provinces de l'Est (163,424),
dans la province anglaise d'Ontario (202,442), dans
les provinces cosmopolites de l'Ouest (83,635), et
dans les États-Unis, y exercent une influence toujours
grandissante.
C'est au milieu de ces populations françaises du
Canada que devait se développer, au dix-neuvième
siècle, après les périodes laborieuses des premières
luttes pour l'existence, une littérature qui porte la
marque de notre esprit, et celle des influences historiques,
sociales, et géographiques qui ont ici peu à
peu modifié notre âme française.
L'esprit canadien-français ; ses qualités natives
; causes qui les ont modifiées
Une littérature
porte nécessairement l'empreinte de l'esprit
qui l'a faite. L'esprit canadien-français est assuré-
ment à base de qualités françaises, mais ces qualités
ont été plus ou moins modifiées par les conditions
nouvelles où il s'est développé. Il a gardé du génie
de la race ses vertus intellectuelles, son goût inné des
choses de l'art ; il se complaît dans les idées générales et dans les discussions de doctrine ; il a aussi
conservé du génie ancien la discipline traditionnelle,
c'est-à-dire le besoin de méthode, de logique, de clarté
et d'élégance qui sont les note? caractéristiques de
la culture française ; il contient encore des éléments
de passions ardentes, d'enthousiasme et de mysticisme
qu'il a reçus des races violentes et rêveuses qui
ont peuplé le nord de la France. Il ne serait pas
difficile de retrouver dans nos livres canadiens la
trace de toutes ces qualités ancestrales.
Mais, d'autre part, notre esprit a visiblement subi
l'influence des conditions nouvelles de notre vie historique
et géographique. Pendant plus de deux
siècles, nous avons été empêchés par notre vie de colons
pauvres, d'agriculteurs et de soldats, de faire à
la culture de l'esprit sa part suffisante. Les besognes
utilitaires ont absorbé trop longtemps toutes nos
énergies.
|
Ruines de Québec |
Sous le régime français, ce fut la colonisation laborieuse
de nos immenses régions, l'organisation difficile
de notre vie économique, et la guerre presque
continuelle contre les Indiens ou contre nos voisins
de la Nouvelle-Angleterre , qui ont pris toutes les ressources
de notre activité. Ajoute z à cela que l'absence d'imprimerie, pendant tout le régime français,
ne pouvait que contribuer à retarder toute production
littéraire. Sous le régime anglais, après 1760,
la nécessité de reconstruire d'abord la fortune privée
et publique, et les luttes pénibles pour la vie de la
race contre toutes les tentatives d'assimilation faites
par l'oligarchie anglaise ; l'état d'infériorité sociale
où cherchait à nous rejeter toujours l'élément britannique,
l'exclusion ou l'éloignement trop systématique
des fonctions ou des emplois publics qui procurent
aux esprits cultivés d'utiles loisirs ; l'impossibilité
pratique, pendant longtemps, pendant plus
d'un siècle après la conquête, d'organiser des œuvres
de haut enseignement où aurait pu s'appliquer notre
activité intellectuelle ; et, en même temps que toutes
ces difficultés d'existence pour notre peuple, l'absence
de contact avec la France dont la vie littéraire
eût été nécessaire à la création et à l'entretien de la
nôtre : voilà quelques-unes des causes suffisantes
qui devaient nous empêcher longtemps de faire de la
littérature, et qui devaient aussi peu à peu abattre
en nos âmes cette flamme de vie intellectuelle et
artistique qui est propre à l'âme française. Fatalement
nous sommes devenus utilitaires et pratiques ;
et nous sommes devenus, aussi, intellectuellement
paresseux.
Au surplus, l'influence plutôt froide de notre climat
et du voisinage de nos compatriotes anglo-saxons devait
contribuer encore à changer un peu notre tempérament,
à donner à notre caractère, à notre esprit une
gravité lente qui, certes, n'exclut pas ou ne supprime
pas les talents, qui, au contraire, peut les affermir,
et qui a donné aux nôtres d'inappréciables qualités de mesure, mais qui les a faits aussi à la fois moins
ardents et moins laborieux. Le voisinage des États-Unis,
où le commerce, l'industrie et l'argent absorbent
les meilleures énergies, et ont créé la noblesse
du million, n'a pu que nous persuader davantage
de mettre, nous-mêmes, au-dessus de la fortune de
l'esprit celle des affaires, ou tout au moins de préférer à la vie intellectuelle les préoccupations d'ordre
utilitaire. " Ce jeune homme ne fait rien, il écrit ",
disait-on vers 1850. On l'a répété depuis.
Si donc nous avons, malgré tout, gardé les instincts
originels de la race française, et l'ensemble de ses qualités
intellectuelles que l'on peut reconnaître encore
dans notre vie et dans nos livres, il faut avouer que
notre esprit canadien-français a subi de lentes et
sûres transformations. Il a perdu quelque chose de
sa vivacité première et de sa traditionnelle fécondité
; il a, en revanche, acquis des qualités d'ordre
politique et pratique qui ont très utilement servi
nos destinées. Mais il faut ajouter que notre littérature doit à toutes ces influences nouvelles, souvent
douloureuses, qui se sont exercées sur notre esprit,
la lenteur de ses débuts, d'abord, et aussi cette
lourdeur, cette inexpérience du vocabulaire et de
l'art, cette insuffisance d'esprit critique dont, pendant
les trois premières périodes surtout, elle a plus
d'une fois souffert.
La langue
Nos origines littéraires ne correspondent
pas, comme pour les littératures européenne,
à une période de formation de la langue. La langue
que nous parlions et que nous pouvions écrire en 1760,
était depuis deux siècles l'une des plus parfaites des langues modernes ; elle avait servi à la composition
des plus beaux chefs-d'œuvre de la littérature française. D'autre part, cette période de nos origines
littéraires ne correspond pas, non plus, à une sorte
de moyen-âge où une race se dégage de la barbarie,
et peu à peu retrouve les formes classiques de l'art.
N o s pères avaient apporté ici les habitudes d'esprit
de la France du dix-septième siècle, et dans nos maisons
d'enseignement les procédés de culture étaient
les mêmes que dans l'ancienne mère-patrie. La
langue de nos premières œuvres littéraires est donc
la langue classique de France.
Cependant, parce que nos premiers journalistes
et nos premiers poètes avaient peu d'entraînement
littéraire,
|
Mgr Bossuet, l'Aigle de Meaux
Un des plus grands écrivains français |
on remarquera que la langue dont ils se
servent est assez lourde. Nos premiers écrivains
n'ont pas non plus les ressources de vocabulaire des
écrivains de France. Les causes qui ont modifié
notre esprit et gêné notre vie intellectuelle, devaient
aussi gêner notre langue. Dans un pays comme le
nôtre, peu peuplé, isolé de la mère-patrie, moins
pourvu qu'elle des moyens de haute éducation, et
où la vie de l'esprit fut d'abord et nécessairement
languissante, dans une colonie surtout où la population
rurale, au vocabulaire restreint, peu nuancé,
souvent impropre, devait sans cesse, par ses fils élevés
dans les collèges, renouveler et reformer les classes
supérieures de la société, il était inévitable que la
langue se ressentit de ces conditions pénibles de son
existence et de sa conservation. Le vocabulaire,
plus que la syntaxe, devait surtout souffrir d'indigence.
C'est par le livre plutôt que par la conversation
et par les relations sociales que l'on apprit l'art de la langue littéraire. La langue que l'on apprit
ainsi était excellente sans doute, puisque l'on étudiait
ici de préférence et presque exclusivement les
chefs-d'œuvre classiques de la littérature française ;
elle était juste et ferme ; mais parce qu'elle était
trop livresque, elle se transposait péniblement dans
nos œuvres écrites comme dans la conversation.
Notre langue gardera longtemps des marques de ce
premier état. Pendant le dix-neuvième siècle, elle
ne prendra que lentement les habitudes, l'agilité,
les moyens plus souples d'expression qu'elle aura acquis
en France. C'est ce qui donnera quelquefois à
notre prose ce caractère un peu ancien, archaïque,
dit-on aussi, que remarquent les lecteurs français.
Il ne faut, d'ailleurs, pas reprocher à notre langue
les vertus anciennes qu'elle a gardées, les tours et les
mots qui lui viennent de la grande époque. Tout cela
est une particularité caractéristique et une richesse
pour elle. Et tout cela lui fait grand honneur, quand
ceux qui l'écrivent la manient avec une suffisante dextérité.
Notre vocabulaire contient un certain nombre de
mots empruntés aux parlers des provinces de
France, ou créés ici, qui sont passés dans notre langue
littéraire, et qui sont une part précieuse de son originalité.
Il n'est pas opportun que notre langue se
charge de tous les néologismes qui sont créés en
France, et qui sont parfois de fabrication suspecte ;
il sera toujours désirable qu'elle s'enrichisse de mots
nouveaux, créés ici, pourvu qu'ils soient de bonne
venue, ou, qu'étant bien faits, ils désignent des choses
de chez nous.
-Mgr Camille Roy,
Manuel d'histoire de la littérature canadienne de langue française. Librairie Beauchemin limitée. Montréal, 1955. Pp 9-14.