N’était-ce pas de
Cluny qu’étaient parties, avec le grand mouvement de pèlerinages
du XIe siècle, les premières expéditions pour délivrer
du joug musulman les chrétientés espagnoles ? Quand Urbain,
qui s’appelait encore Eude de Châtillon, n’avait qu’une
vingtaine d’années, n’avait-il pas vu en 1064 son compatriote
Eble de Roucy prendre avec la chevalerie française de l’est le
chemin des Pyrénées pour aller chasser les Arabes de l’Aragon ?
Fidèle à ces souvenirs comme à l’exemple de son prédécesseur
Grégoire VII, Urbain, une fois devenu pape, avait en 1089 lancé
lui-même sur les routes d’Espagne une autre expédition française,
composée en majorité, celle-là, de chevaliers du midi. Or, la
reconquista espagnole à cette date, c’était déjà comme
les grandes manœuvres de la croisade.
Comment Urbain II décida-t-il
d’étendre à l’Orient la guerre de délivrance commencée à
l’Occident extrême ? Pour répondre à cette question, il
nous faudrait suivre le grand pape en ses méditations solitaires
quand, du palais du Latran, de son exil de Salerne ou des fenêtres
de Cluny, en ces années du XIe siècle finissant, il
promenait son regard sur le monde.
L’Islam, surgi quatre cents ans plus
tôt des sables de l’Arabie, couvrait maintenant, de la Syrie à
l’Espagne, près de la moitié de l’ancien territoire romain, et
le berceau du christianisme était toujours en son pouvoir. Un moment
– il y avait un siècle de cela – on avait pu croire que la Terre
sainte allait en être délivrée. C’était quand l’empire
byzantin, par un redressement inattendu et dans une grande revanche
contre les Arabes, les avait relancés jusqu’en Syrie. En 969 la
ville d’Antioche avait été ainsi rendue au christianisme. En 975
l’empereur Jean Tzimiscès, un des plus glorieux souverains de
l’histoire byzantine, avait traversé en vainqueur la Syrie entière
et tenu sa cour sous les murs de Damas. De là il avait pénétré
sur la terre sacrée de Galilée. On l’avait vu, à la tête des
légions « romaines », venir prier sur les bords du lac
de Tibériade, épargner en souvenir de la Vierge les habitants de
Nazareth, monter en pèlerinage sur la montagne de la
Transfiguration, au Thabor. Peu s’en était fallu qu’il ne
poussât, comme il en manifestait l’intention, jusqu’à
Jérusalem ; mais l’obligation où il se trouva d’aller
combattre les garnisons arabes, restées maîtresses des ports
libanais, l’avait arrêté dans sa marche et, après s’être
senti si près du but, il était revenu mourir à Constantinople,
sans avoir délivré la ville sainte. La persécution que peu après,
en 1005, le khalife du Caire avait exercée contre le Saint-Sépulcre
avait rendu plus visible aux yeux de la chrétienté cette carence
des armes et de l’Église byzantines. Byzance avait décidément
laissé échapper la gloire d’attacher son nom à la croisade...
La situation empira ensuite avec
l’apparition des Turcs. Arabes et persans, les anciens maîtres de
l’Islam oriental avaient depuis longtemps perdu sous l’influence
d’une civilisation raffinée leur combativité première. Les
Turcs, au contraire, race militaire par excellence, endurcis par des
siècles de nomadisme et de misère dans les âpres solitudes de la
Haute Asie, allaient apporter au monde musulman une force neuve. Le
jour où en 1055 – date mémorable dans l’histoire de l’Asie –
le chef d’une de leurs hordes sortie de la steppe kirghize,
Toghroul-beg le Seldjoukide, entra à Bagdad et s’imposa au khalife
arabe comme vicaire temporel et sultan, superposant ainsi à l’empire
arabe un empire turc, quand, avec lui, les Turcs furent devenus la
race impériale du monde musulman, tout fut changé. La conquête
musulmane, depuis deux siècles arrêtée, reprit son cours. Le futur
Urbain II, encore moine de Cluny, dut sans doute entendre raconter
par les pèlerins comment les Turcs seldjoukides, après
d’effroyables ravages, venaient d’enlever à l’empire byzantin
la vieille terre chrétienne d’Arménie. Bientôt, une nouvelle
plus terrible devait lui parvenir, celle du désastre de Malazgerd.
La défaite de Malazgerd, trop peu
mentionnée dans nos manuels, fut un des pires désastres de
l’histoire européenne. Cette bataille livrée au cœur de
l’Arménie eut comme conséquence, dans les dix ans, la conquête
des trois quarts de l’Asie Mineure par les Turcs. Il est vrai que
les progrès des Turcs furent aidés par l’incroyable absence de
« patriotisme chrétien » des généraux byzantins qui se
disputaient le trône. Ce fut l’un de ces prétendants qui en 1078
– crime insigne contre l’Europe – appela lui-même les Turcs
comme alliés et les installa à ce titre à Nicée, près de la
Marmara, en face de Constantinople. Trois ans après, un cadet de la
famille seldjoukide mettait les Byzantins à la porte et fondait,
avec Nicée comme capitale, un royaume turc particulier d’Asie
Mineure, noyau de notre Turquie historique. Pendant ce temps en Syrie
d’autres chefs turcs enlevaient Jérusalem aux Arabes d’Égypte
(1071) et Antioche aux Byzantins (1085). Sous le troisième sultan
seldjoukide, Mélik-châh (1072-1092), l’empire turc s’étendait
de Boukhara à Antioche. Mélik-châh, le petit-fils des nomades
sortis des profondeurs de l’Asie Centrale, vint en 1087, en un
geste curieusement symbolique, tremper son sabre dans les eaux de la
Méditerranée.
Ces événements, dont les premiers se
déroulent sous le pontificat d’Urbain II (1088-1099), eurent en
Occident un retentissement profond. L’effondrement de l’empire
byzantin après Malazgerd, son absence de réaction devant la prise
de possession de l’Asie Mineure par la race turque et par
l’islamisme imposèrent à l’Occident la conviction que devant
une telle défaillance, pour sauver l’Europe directement menacée,
les nations occidentales se devaient d’intervenir. Nos vieux
chroniqueurs ne s’y sont pas trompés. Guillaume de Tyr verra dans
le désastre de Malazgerd l’éviction définitive des Grecs comme
protagonistes de la chrétienté, la justification historique de
l’entrée en scène des Francs pour remplacer ces partenaires hors
de jeu. De fait il était temps d’aviser.
De Nicée où l’Islam
avait pris pied, il pouvait à tout instant surprendre
Constantinople. La catastrophe de 1453 pouvait se produire dès les
dernières années du XIe siècle. Comme allait le
proclamer Urbain II, ce fut un des motifs qui le déterminèrent,
quatorze ans après la prise de Nicée, à entreprendre la
prédication de la première croisade. Point n’est besoin, pour
expliquer une telle résolution, d’imaginer un appel direct de
l’empereur byzantin Alexis Comnène. Le sentiment qu’avait Urbain
de ses devoirs comme guide et défenseur de la chrétienté suffit à
éclairer sa politique. Politique aux larges vues s’il en fut
jamais, qui, du haut du trône pontifical dressé à
Clermont-Ferrand, embrassait aussi bien Jérusalem où les guerres
entre Égyptiens et Seldjoukides avaient abouti à de nouveaux
massacres de chrétiens, que la question des Détroits, « le
bras Saint-George », comme on disait alors, toujours sous la
menace d’un coup de main turc.
Le 27 novembre 1095, dixième jour du
concile de Clermont, Urbain II appela donc toute la chrétienté aux
armes, appel du pontife à la défense de la foi menacée par la
nouvelle invasion musulmane, appel du véritable héritier des
empereurs romains à la défense de l’Occident, de la plus haute
autorité européenne à la sauvegarde de l’Europe contre les
conquérants asiatiques, successeurs d’Attila et précurseurs de
Mahomet II. Le cri de « Dieu le veut ! » répondit
de toutes parts à sa proclamation, repris par Urbain lui-même qui
en fit le cri de ralliement général et demanda aux futurs soldats
du Christ de se marquer du signe de la croix. La « croisade »
était née, idée en marche qui allait lancer princes et foules
jusqu’au fond de l’Orient. L’idée croisée du concile de
Clermont ne peut se comparer à cet égard qu’à l’idée
panhellénique du congrès de Corinthe en 336 avant Jésus-Christ,
qui avait lancé Alexandre le Grand et toute la Grèce à la conquête
de l’Asie.
L’appel d’Urbain II, l’ordre de
mobilisation européenne de 1095, arrivait à son heure. S’il avait
été lancé quelques années plus tôt, si les armées de la
croisade avaient débouché en Asie, non pas, comme elles allaient le
faire, en 1097, mais sept ou huit ans auparavant, quand le grand
empire turc unitaire des Seldjoukides était encore debout, le succès
eût sans doute été beaucoup moins assuré. Mais à l’heure où
Urbain dressait l’Europe contre l’Asie, le sultan seldjoukide
Mélik-châh venait de mourir (15 novembre 1092), et son empire,
comme naguère l’empire de Charlemagne, venait d’être partagé,
au milieu d’épuisantes luttes de famille, entre ses fils, ses
neveux et ses cousins. Les fils du grand sultan n’avaient conservé
que la Perse dont ils devaient pendant plusieurs années encore se
disputer les provinces. Ses neveux – deux frères ennemis, eux
aussi – étaient devenus rois de Syrie, le premier à Alep, le
second à Damas. L’Asie Mineure enfin, de Nicée à Qonya, formait
sous un cadet seldjoukide un quatrième royaume turc. Tous ces
princes, malgré leur parenté, étaient trop divisés entre eux pour
faire bloc contre un péril extérieur. Arrive la croisade, ils
l’affronteront isolément et, plutôt que de s’entraider à
temps, se feront battre les uns après les autres.
Sans doute Urbain II ne connaissait-il
pas le détail de toutes ces querelles, mais il ne pouvait, informé
comme il l’était par les pèlerins, en ignorer le principal. Dans
tous les cas, il faut convenir que pour la réalisation de son grand
projet, l’heure s’annonçait singulièrement opportune. La
croisade, survenant dans un Islam en plein désarroi, au milieu d’une
dissolution d’empire, allait bénéficier des mêmes avantages que
naguère en Occident les invasions normandes survenant en pleine
décadence carolingienne.
Sur quel concours Urbain II pouvait-il
immédiatement compter ?
Ne pouvant abandonner Rome pour se
mettre lui-même à la tête de la croisade, il songea, pour diriger
celle-ci, à un prélat qui, ayant accompli le pèlerinage de Terre
sainte, connaissait bien la question d’Orient, à l’évêque du
Puy Adhémar de Monteil, choix excellent, la haute sagesse d’Adhémar
devant, comme nous le verrons, maintenir la cohésion indispensable
entre tant de tumultueux féodaux. Autant que les conseils d’Adhémar,
l’expérience clunisienne du pape lui fit ensuite jeter les yeux
sur ceux des barons français du midi qui avaient déjà mené la
guerre sainte en Espagne. De ce nombre était le comte de Toulouse
Raymond de Saint-Gilles qui avait pris part en 1087 à l’expédition
contre Tudela. La piété de Raymond, sa déférence envers les
autorités ecclésiastiques le firent répondre avec ferveur à
l’appel du pontife. Après l’assemblée de Clermont, Urbain
séjourna auprès de lui, dans le comté de Toulouse, de mai à
juillet 1096, et un dernier concile, tenu alors à Nîmes, acheva
l’œuvre commencée à Clermont. Par là, comme nous l’annoncions
tout à l’heure, la croisade se soudait directement à la
reconquista.
Urbain II trouvait en Italie d’autres
appuis tout désignés : Pise et Gênes. La vie de ces deux
communes maritimes était depuis deux siècles une lutte de chaque
jour contre les flottes arabes. Pise avait été pillée deux fois en
1004 et 1011 par les corsaires arabes. Aidés par les Génois, les
Pisans avaient énergiquement réagi. En 1015, ils avaient chassé
les Arabes de la Sardaigne. En 1087, au signal donné par le pape
Victor III, prédécesseur d’Urbain II, leurs escadres, unies à
celles de Gênes, étaient allées attaquer la Tunisie. Pisans et
Génois avaient alors pris la capitale tunisienne, Mehdia, où ils
avaient délivré une multitude de captifs chrétiens. Nous verrons
l’appui décisif que les flottes pisanes, génoises et vénitiennes
prêteront à la croisade dont elles ravitailleront les armées sur
la côte de Syrie et qu’elles aideront à conquérir les ports.
Urbain II, qui devait comprendre l’importance de ce facteur,
s’était fait accompagner au concile de Clermont par l’archevêque
de Pise Daimbert, le même qui conduira quatre ans plus tard une
flotte en Syrie et deviendra le premier patriarche de Jérusalem
délivrée.
Tels étaient les concours auxquels
Urbain II devait immédiatement songer pour la réalisation de la
croisade. D’après ses premiers calculs, une armée unique devait
se mettre en mouvement, composée surtout des chevaliers du midi de
la France, sous la direction d’Adhémar de Monteil et de Raymond de
Saint-Gilles. Mais déjà l’ébranlement causé par la prédication
de la croisade se répercutait de proche en proche, notamment dans la
France du nord où on voyait se croiser le comte de Vermandois Hugue
le Grand, frère du roi de France Philippe Ier, le comte
de Normandie Robert Courte-Heuse, fils de Guillaume le Conquérant,
le comte de Flandre Robert II. Dans les futurs Pays-Bas, en terre
d’Empire, se croisaient aussi le duc de Basse-Lorraine,
c’est-à-dire de Brabant, Godefroi de Bouillon, ainsi que son
frère, resté de mouvance française, Baudouin de Boulogne. Le
nombre des Croisés devint bientôt si grand qu’il fallut les
laisser s’organiser en quatre armées distinctes, par groupes
régionaux. D’autre part, l’enthousiasme des foules allait
susciter en elles un élan désordonné et, bien avant que les
troupes régulières fussent prêtes, lancer sur la route de
Constantinople une croisade populaire à laquelle reste attaché le
nom de Pierre l’Ermite.
Ce dernier mouvement ne répondait
guère aux vues d’Urbain II dont toute l’activité révèle un
plan
mûrement réfléchi, un profond génie politique et, autant
qu’une pensée forte, le sens inné de l’organisation ; mais
on ne soulève pas l’Europe, on ne bouleverse pas la face du monde
sans entraîner de remous... Ce qui reste à l’actif d’Urbain,
c’est d’une part l’idée de la croisade, d’autre part son
succès. Vers 1090, l’Islam turc, ayant presque entièrement chassé
les Byzantins de l’Asie, s’apprêtait à passer en Europe. Dix
ans plus tard, non seulement Constantinople sera dégagée, non
seulement la moitié de l’Asie Mineure sera rendue à l’hellénisme,
mais la Syrie maritime et la Palestine seront devenues colonies
franques. La catastrophe de 1453, qui était à la veille de survenir
dès 1090, sera reculée de trois siècles et demi. Et tout cela sera
l’œuvre voulue et consciente d’Urbain II. Au geste du grand
pape, barrant la descente du fleuve, le cours du destin va être
arrêté et brusquement refluera.-René Grousset, L'Épopée des croisades. Librairie Plon, Paris. 1936. P. 1-11.