mardi 26 juillet 2016

Le pape défenseur de l'Europe

Lorsque, dans les derniers jours de juin 1095, le pape Urbain II passa d’Italie en France pour y
prêcher la première croisade, nul, semble-t-il, ne se doutait encore de l’objet de son voyage. Avant de rendre public le projet qui devait bouleverser le monde, ce Champenois voulait reprendre contact avec sa province natale et se recueillir sous les voûtes du monastère de Cluny où avait rêvé sa jeunesse. Aussi bien les voix qui montaient de cette terre étaient-elles éminemment faites pour le confirmer dans sa résolution, si même ce n’était pas elles qui lui en avaient inspiré la première idée.

N’était-ce pas de Cluny qu’étaient parties, avec le grand mouvement de pèlerinages du XIe siècle, les premières expéditions pour délivrer du joug musulman les chrétientés espagnoles ? Quand Urbain, qui s’appelait encore Eude de Châtillon, n’avait qu’une vingtaine d’années, n’avait-il pas vu en 1064 son compatriote Eble de Roucy prendre avec la chevalerie française de l’est le chemin des Pyrénées pour aller chasser les Arabes de l’Aragon ? Fidèle à ces souvenirs comme à l’exemple de son prédécesseur Grégoire VII, Urbain, une fois devenu pape, avait en 1089 lancé lui-même sur les routes d’Espagne une autre expédition française, composée en majorité, celle-là, de chevaliers du midi. Or, la reconquista espagnole à cette date, c’était déjà comme les grandes manœuvres de la croisade.

Comment Urbain II décida-t-il d’étendre à l’Orient la guerre de délivrance commencée à l’Occident extrême ? Pour répondre à cette question, il nous faudrait suivre le grand pape en ses méditations solitaires quand, du palais du Latran, de son exil de Salerne ou des fenêtres de Cluny, en ces années du XIe siècle finissant, il promenait son regard sur le monde.

L’Islam, surgi quatre cents ans plus tôt des sables de l’Arabie, couvrait maintenant, de la Syrie à l’Espagne, près de la moitié de l’ancien territoire romain, et le berceau du christianisme était toujours en son pouvoir. Un moment – il y avait un siècle de cela – on avait pu croire que la Terre sainte allait en être délivrée. C’était quand l’empire byzantin, par un redressement inattendu et dans une grande revanche contre les Arabes, les avait relancés jusqu’en Syrie. En 969 la ville d’Antioche avait été ainsi rendue au christianisme. En 975 l’empereur Jean Tzimiscès, un des plus glorieux souverains de l’histoire byzantine, avait traversé en vainqueur la Syrie entière et tenu sa cour sous les murs de Damas. De là il avait pénétré sur la terre sacrée de Galilée. On l’avait vu, à la tête des légions « romaines », venir prier sur les bords du lac de Tibériade, épargner en souvenir de la Vierge les habitants de Nazareth, monter en pèlerinage sur la montagne de la Transfiguration, au Thabor. Peu s’en était fallu qu’il ne poussât, comme il en manifestait l’intention, jusqu’à Jérusalem ; mais l’obligation où il se trouva d’aller combattre les garnisons arabes, restées maîtresses des ports libanais, l’avait arrêté dans sa marche et, après s’être senti si près du but, il était revenu mourir à Constantinople, sans avoir délivré la ville sainte. La persécution que peu après, en 1005, le khalife du Caire avait exercée contre le Saint-Sépulcre avait rendu plus visible aux yeux de la chrétienté cette carence des armes et de l’Église byzantines. Byzance avait décidément laissé échapper la gloire d’attacher son nom à la croisade...

La situation empira ensuite avec l’apparition des Turcs. Arabes et persans, les anciens maîtres de l’Islam oriental avaient depuis longtemps perdu sous l’influence d’une civilisation raffinée leur combativité première. Les Turcs, au contraire, race militaire par excellence, endurcis par des siècles de nomadisme et de misère dans les âpres solitudes de la Haute Asie, allaient apporter au monde musulman une force neuve. Le jour où en 1055 – date mémorable dans l’histoire de l’Asie – le chef d’une de leurs hordes sortie de la steppe kirghize, Toghroul-beg le Seldjoukide, entra à Bagdad et s’imposa au khalife arabe comme vicaire temporel et sultan, superposant ainsi à l’empire arabe un empire turc, quand, avec lui, les Turcs furent devenus la race impériale du monde musulman, tout fut changé. La conquête musulmane, depuis deux siècles arrêtée, reprit son cours. Le futur Urbain II, encore moine de Cluny, dut sans doute entendre raconter par les pèlerins comment les Turcs seldjoukides, après d’effroyables ravages, venaient d’enlever à l’empire byzantin la vieille terre chrétienne d’Arménie. Bientôt, une nouvelle plus terrible devait lui parvenir, celle du désastre de Malazgerd.

Un dernier soldat énergique, l’empereur Romain Diogène, venait de monter sur le trône de Byzance.
Au printemps de 1071, avec une centaine de mille d’hommes, parmi lesquels de nombreux mercenaires normands, il voulut délivrer l’Arménie des Turcs. Le chef des Turcs, Alp Arslan, « le lion robuste », deuxième sultan de la dynastie seldjoukide, se porta à sa rencontre. Le choc eut lieu près de Malazgerd, au nord du lac de Van, le 19 août 1071. Dans cette journée décisive, Romain fut trahi par ses lieutenants. Resté seul avec une poignée de fidèles, il se défendit en héros jusqu’à ce que blessé, son cheval tué sous lui, il fut fait prisonnier et conduit à Alp Arslan qui du reste le traita avec honneur. Ce furent les Byzantins qui, lorsqu’il fut rendu à la liberté, lui firent, par haine politique, crever les yeux.

La défaite de Malazgerd, trop peu mentionnée dans nos manuels, fut un des pires désastres de l’histoire européenne. Cette bataille livrée au cœur de l’Arménie eut comme conséquence, dans les dix ans, la conquête des trois quarts de l’Asie Mineure par les Turcs. Il est vrai que les progrès des Turcs furent aidés par l’incroyable absence de « patriotisme chrétien » des généraux byzantins qui se disputaient le trône. Ce fut l’un de ces prétendants qui en 1078 – crime insigne contre l’Europe – appela lui-même les Turcs comme alliés et les installa à ce titre à Nicée, près de la Marmara, en face de Constantinople. Trois ans après, un cadet de la famille seldjoukide mettait les Byzantins à la porte et fondait, avec Nicée comme capitale, un royaume turc particulier d’Asie Mineure, noyau de notre Turquie historique. Pendant ce temps en Syrie d’autres chefs turcs enlevaient Jérusalem aux Arabes d’Égypte (1071) et Antioche aux Byzantins (1085). Sous le troisième sultan seldjoukide, Mélik-châh (1072-1092), l’empire turc s’étendait de Boukhara à Antioche. Mélik-châh, le petit-fils des nomades sortis des profondeurs de l’Asie Centrale, vint en 1087, en un geste curieusement symbolique, tremper son sabre dans les eaux de la Méditerranée.

Ces événements, dont les premiers se déroulent sous le pontificat d’Urbain II (1088-1099), eurent en Occident un retentissement profond. L’effondrement de l’empire byzantin après Malazgerd, son absence de réaction devant la prise de possession de l’Asie Mineure par la race turque et par l’islamisme imposèrent à l’Occident la conviction que devant une telle défaillance, pour sauver l’Europe directement menacée, les nations occidentales se devaient d’intervenir. Nos vieux chroniqueurs ne s’y sont pas trompés. Guillaume de Tyr verra dans le désastre de Malazgerd l’éviction définitive des Grecs comme protagonistes de la chrétienté, la justification historique de l’entrée en scène des Francs pour remplacer ces partenaires hors de jeu. De fait il était temps d’aviser. 

De Nicée où l’Islam avait pris pied, il pouvait à tout instant surprendre Constantinople. La catastrophe de 1453 pouvait se produire dès les dernières années du XIe siècle. Comme allait le proclamer Urbain II, ce fut un des motifs qui le déterminèrent, quatorze ans après la prise de Nicée, à entreprendre la prédication de la première croisade. Point n’est besoin, pour expliquer une telle résolution, d’imaginer un appel direct de l’empereur byzantin Alexis Comnène. Le sentiment qu’avait Urbain de ses devoirs comme guide et défenseur de la chrétienté suffit à éclairer sa politique. Politique aux larges vues s’il en fut jamais, qui, du haut du trône pontifical dressé à Clermont-Ferrand, embrassait aussi bien Jérusalem où les guerres entre Égyptiens et Seldjoukides avaient abouti à de nouveaux massacres de chrétiens, que la question des Détroits, « le bras Saint-George », comme on disait alors, toujours sous la menace d’un coup de main turc.

Le 27 novembre 1095, dixième jour du concile de Clermont, Urbain II appela donc toute la chrétienté aux armes, appel du pontife à la défense de la foi menacée par la nouvelle invasion musulmane, appel du véritable héritier des empereurs romains à la défense de l’Occident, de la plus haute autorité européenne à la sauvegarde de l’Europe contre les conquérants asiatiques, successeurs d’Attila et précurseurs de Mahomet II. Le cri de « Dieu le veut ! » répondit de toutes parts à sa proclamation, repris par Urbain lui-même qui en fit le cri de ralliement général et demanda aux futurs soldats du Christ de se marquer du signe de la croix. La « croisade » était née, idée en marche qui allait lancer princes et foules jusqu’au fond de l’Orient. L’idée croisée du concile de Clermont ne peut se comparer à cet égard qu’à l’idée panhellénique du congrès de Corinthe en 336 avant Jésus-Christ, qui avait lancé Alexandre le Grand et toute la Grèce à la conquête de l’Asie.

L’appel d’Urbain II, l’ordre de mobilisation européenne de 1095, arrivait à son heure. S’il avait été lancé quelques années plus tôt, si les armées de la croisade avaient débouché en Asie, non pas, comme elles allaient le faire, en 1097, mais sept ou huit ans auparavant, quand le grand empire turc unitaire des Seldjoukides était encore debout, le succès eût sans doute été beaucoup moins assuré. Mais à l’heure où Urbain dressait l’Europe contre l’Asie, le sultan seldjoukide Mélik-châh venait de mourir (15 novembre 1092), et son empire, comme naguère l’empire de Charlemagne, venait d’être partagé, au milieu d’épuisantes luttes de famille, entre ses fils, ses neveux et ses cousins. Les fils du grand sultan n’avaient conservé que la Perse dont ils devaient pendant plusieurs années encore se disputer les provinces. Ses neveux – deux frères ennemis, eux aussi – étaient devenus rois de Syrie, le premier à Alep, le second à Damas. L’Asie Mineure enfin, de Nicée à Qonya, formait sous un cadet seldjoukide un quatrième royaume turc. Tous ces princes, malgré leur parenté, étaient trop divisés entre eux pour faire bloc contre un péril extérieur. Arrive la croisade, ils l’affronteront isolément et, plutôt que de s’entraider à temps, se feront battre les uns après les autres.


Sans doute Urbain II ne connaissait-il pas le détail de toutes ces querelles, mais il ne pouvait, informé comme il l’était par les pèlerins, en ignorer le principal. Dans tous les cas, il faut convenir que pour la réalisation de son grand projet, l’heure s’annonçait singulièrement opportune. La croisade, survenant dans un Islam en plein désarroi, au milieu d’une dissolution d’empire, allait bénéficier des mêmes avantages que naguère en Occident les invasions normandes survenant en pleine décadence carolingienne.

Sur quel concours Urbain II pouvait-il immédiatement compter ?
Ne pouvant abandonner Rome pour se mettre lui-même à la tête de la croisade, il songea, pour diriger celle-ci, à un prélat qui, ayant accompli le pèlerinage de Terre sainte, connaissait bien la question d’Orient, à l’évêque du Puy Adhémar de Monteil, choix excellent, la haute sagesse d’Adhémar devant, comme nous le verrons, maintenir la cohésion indispensable entre tant de tumultueux féodaux. Autant que les conseils d’Adhémar, l’expérience clunisienne du pape lui fit ensuite jeter les yeux sur ceux des barons français du midi qui avaient déjà mené la guerre sainte en Espagne. De ce nombre était le comte de Toulouse Raymond de Saint-Gilles qui avait pris part en 1087 à l’expédition contre Tudela. La piété de Raymond, sa déférence envers les autorités ecclésiastiques le firent répondre avec ferveur à l’appel du pontife. Après l’assemblée de Clermont, Urbain séjourna auprès de lui, dans le comté de Toulouse, de mai à juillet 1096, et un dernier concile, tenu alors à Nîmes, acheva l’œuvre commencée à Clermont. Par là, comme nous l’annoncions tout à l’heure, la croisade se soudait directement à la reconquista.

En même temps que sur les barons du midi, déjà accoutumés en Espagne à lutter contre les Maures,
Urbain II pouvait compter sur les Normands des Deux-Siciles, ses amis de longue date, puisque c’était chez eux qu’il avait naguère à Salerne trouvé refuge, lors de sa lutte contre l’empire germanique. L’histoire de l’établissement de ces étonnants aventuriers dans l’Italie méridionale depuis plus d’un siècle n’avait été d’ailleurs à bien des égards qu’une croisade avant la lettre, croisade pleine de profits autant que d’héroïsme, car c’était sur les Arabes comme sur les Byzantins qu’ils avaient conquis le pays. Événements assez récents : c’était en 1072 seulement que le chef normand Robert Guiscard avait réussi à chasser les derniers Arabes de Palerme. Les Normands, ici, représentaient donc l’avant-garde de la latinité à la fois contre l’Infidèle et contre l’hérétique grec. Déjà, du reste, ils avaient franchi le canal d’Otrante, afin de poursuivre le Byzantin dans les Balkans avant de relancer le musulman en Asie. De 1081 à 1085, Robert Guiscard et son fils Bohémond avaient porté la guerre en plein territoire byzantin, conquis une partie de l’Épire et de la Macédoine, poussé leurs armes de Durazzo à l’hinterland de Salonique. La mort de Robert avait amené leur retraite, mais Urbain II devait trouver en eux des auxiliaires prêts à partir. Pour Bohémond, héritier du rêve oriental de son père Robert Guiscard, la croisade, à laquelle il va joyeusement adhérer, ne sera en effet que la reprise, sous un prétexte pieux, de l’expédition manquée de 1081.

Urbain II trouvait en Italie d’autres appuis tout désignés : Pise et Gênes. La vie de ces deux communes maritimes était depuis deux siècles une lutte de chaque jour contre les flottes arabes. Pise avait été pillée deux fois en 1004 et 1011 par les corsaires arabes. Aidés par les Génois, les Pisans avaient énergiquement réagi. En 1015, ils avaient chassé les Arabes de la Sardaigne. En 1087, au signal donné par le pape Victor III, prédécesseur d’Urbain II, leurs escadres, unies à celles de Gênes, étaient allées attaquer la Tunisie. Pisans et Génois avaient alors pris la capitale tunisienne, Mehdia, où ils avaient délivré une multitude de captifs chrétiens. Nous verrons l’appui décisif que les flottes pisanes, génoises et vénitiennes prêteront à la croisade dont elles ravitailleront les armées sur la côte de Syrie et qu’elles aideront à conquérir les ports. Urbain II, qui devait comprendre l’importance de ce facteur, s’était fait accompagner au concile de Clermont par l’archevêque de Pise Daimbert, le même qui conduira quatre ans plus tard une flotte en Syrie et deviendra le premier patriarche de Jérusalem délivrée.

Tels étaient les concours auxquels Urbain II devait immédiatement songer pour la réalisation de la croisade. D’après ses premiers calculs, une armée unique devait se mettre en mouvement, composée surtout des chevaliers du midi de la France, sous la direction d’Adhémar de Monteil et de Raymond de Saint-Gilles. Mais déjà l’ébranlement causé par la prédication de la croisade se répercutait de proche en proche, notamment dans la France du nord où on voyait se croiser le comte de Vermandois Hugue le Grand, frère du roi de France Philippe Ier, le comte de Normandie Robert Courte-Heuse, fils de Guillaume le Conquérant, le comte de Flandre Robert II. Dans les futurs Pays-Bas, en terre d’Empire, se croisaient aussi le duc de Basse-Lorraine, c’est-à-dire de Brabant, Godefroi de Bouillon, ainsi que son frère, resté de mouvance française, Baudouin de Boulogne. Le nombre des Croisés devint bientôt si grand qu’il fallut les laisser s’organiser en quatre armées distinctes, par groupes régionaux. D’autre part, l’enthousiasme des foules allait susciter en elles un élan désordonné et, bien avant que les troupes régulières fussent prêtes, lancer sur la route de Constantinople une croisade populaire à laquelle reste attaché le nom de Pierre l’Ermite.


Ce dernier mouvement ne répondait guère aux vues d’Urbain II dont toute l’activité révèle un plan
mûrement réfléchi, un profond génie politique et, autant qu’une pensée forte, le sens inné de l’organisation ; mais on ne soulève pas l’Europe, on ne bouleverse pas la face du monde sans entraîner de remous... Ce qui reste à l’actif d’Urbain, c’est d’une part l’idée de la croisade, d’autre part son succès. Vers 1090, l’Islam turc, ayant presque entièrement chassé les Byzantins de l’Asie, s’apprêtait à passer en Europe. Dix ans plus tard, non seulement Constantinople sera dégagée, non seulement la moitié de l’Asie Mineure sera rendue à l’hellénisme, mais la Syrie maritime et la Palestine seront devenues colonies franques. La catastrophe de 1453, qui était à la veille de survenir dès 1090, sera reculée de trois siècles et demi. Et tout cela sera l’œuvre voulue et consciente d’Urbain II. Au geste du grand pape, barrant la descente du fleuve, le cours du destin va être arrêté et brusquement refluera.



-René Grousset, L'Épopée des croisades. Librairie Plon, Paris. 1936. P. 1-11.