Un passage obscur dans la dérive nietzschéenne
"Ce que l’Europe doit aux juifs ? — Bien des choses, du bon et du mauvais, et avant tout une chose qui est à la fois des meilleures et des pires : le grandiose en morale, la redoutable majesté des revendications infinies, le sens des « valeurs » infinies, tout le romantisme et tout le sublime des énigmes morales, — et par conséquent, ce qu’il y a de plus attrayant, de plus captivant et de plus exquis dans les jeux de nuances et les tentations de vivre dont la dernière lueur, la lueur mourante, peut-être, embrase aujourd’hui le ciel crépusculaire de notre civilisation européenne. Et c’est pourquoi nous autres, les artistes, entre les spectateurs et les philosophes, nous avons pour les juifs — de la reconnaissance.[...]
Or, les juifs sont incontestablement la race la plus énergique, la plus tenace et la plus pure qu’il y ait dans l’Europe actuelle ; ils savent tirer parti des pires conditions — mieux peut-être que des plus favorables, — et ils le doivent à quelqu’une de ces vertus dont on voudrait aujourd’hui faire des vices...
[...]
Ce qu’ils demandent avec une insistance un peu gênante, c’est d’être absorbés et assimilés par l’Europe ; ils ont soif d’avoir un endroit où ils puissent enfin se poser, et jouir enfin de quelque tolérance, et de considération ; ils ont soif d’en finir avec leur existence nomade de « Juif errant ». Cette aspiration dénote peut-être déjà une atténuation des instincts judaïques, et il ne serait que juste d’y prendre garde et d’y faire bon accueil ; on pourrait fort bien débuter par jeter à la porte les braillards antisémites..."
-Friedrich Nietzsche, Par delà le bien et le mal
Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 10, pp. ch.VIII-290)