Extrait de la revue Le Carillon - No. 1 - janvier 2015
Une scène mémorable
« C’était le premier janvier 1842, écrit M. A. Béchard,
l’honorable Auguste-Norbert Morin, alors juge au tribunal de Kamouraska,
remontait à Québec avec l’intention d’arriver chez lui le jour de l’an. Les
mauvais chemins cependant, l’ayant trop retardé, il s’arrêta à l’église de sa
paroisse natale : Saint-Michel-de-Bellechasse. C’était un peu avant l’heure de
la grand-messe du jour de l’an. M. Morin se met, aussitôt descendu de voiture,
à chercher son respectable père parmi la foule, à la porte de l’église. Il le
trouve bientôt et là, aux yeux de toute la paroisse, M. le juge Morin ôte sa
coiffure, se met à genoux sur la neige, et implore la bénédiction paternelle. »
[1]
Ainsi faisaient nos pères, ainsi devons-nous faire! Mais en
quoi consiste cette tradition canadienne-française? Depuis des temps
immémoriaux, le jour de l’an, premier jour de l’année civile, une coutume
existe au Canada-français, qui veut que toute la famille soit bénie par le père
de famille. Pour ce faire, toute la famille se rassemble, et l’aîné des garçons
demande au père de famille de bénir la maisonnée. Le père élève alors les mains
et trace le signe de la croix au-dessus de ses enfants en disant : « Que la
bénédiction du Dieu tout-puissant, Père, Fils et Saint-Esprit, descende sur vous
et y demeure à jamais. » « Ainsi soit-il » répond la famille.
Cette bénédiction n’est pas sans rappeler celles de l’Ancien
Testament. Dans la loi primitive, nous voyons les patriarches et les grands
personnages de la loi mosaïque : Noé, Jacob, David, Tobie… faire descendre
des bénédictions sur la tête de leurs fils à genoux. Cette valeur surnaturelle
dans l’Ancienne Loi a été conservée dans la Loi Nouvelle. Jésus-Christ n’est
pas venu détruire la Loi mais la compléter. (Matt. V, 19) On dit de saint
Thomas More qu’il demandait tous les jours la bénédiction paternelle.
La piété filiale
La piété filiale est une vertu qui se range dans la vertu
générale de justice. Il est juste de rendre honneur à nos parents pour tout ce
qu’ils nous ont donné. « Nos parents sont nos plus grands bienfaiteurs. Que de
souffrances, dit saint Ambroise, votre mère n’a-t-elle pas supportées pour
vous! Que d’insomnies! Que de privations de nourriture! Que d’angoisses quand
vous étiez en danger! Quelles peines et quels travaux n’a pas subis votre père
pour gagner votre subsistance et votre vêtement! Et si vos parents ont tant
souffert pour vous, comment pouvez-vous être ingrats envers eux! » Respecter
nos parents, c’est les vénérer du fond du cœur comme représentants de Dieu, et
exprimer notre vénération par nos paroles et nos actes. Le livre de
l’Ecclésiastique nous dit : « Mon fils, c’est Dieu qui a élevé le père
au-dessus de ses enfants. » Et plus loin : « L’enfant qui respecte son père
trouvera, à son tour, sa joie dans ses enfants. Honorez votre père en toute
patience, afin qu’il vous bénisse, et que sa bénédiction demeure sur vous
jusqu’à votre dernier jour. »
Dieu lui-même a pris soin de joindre une menace à ce
commandement, ce qu’il ne fait pour aucun autre de ses préceptes : « Honore ton
père et ta mère afin de vivre longuement. » Quelle honte pour un fils de
mépriser sa mère ou son père!
Lorsqu’un père bénit son fils, il prend en quelque sorte
Dieu à témoin que son enfant a respecté le commandement du Seigneur et qu’il
mérite par conséquent la bénédiction du ciel. Le père implore Dieu de bénir son
fils, c’est-à-dire de le combler des biens célestes et terrestres. « La
bénédiction des parents sur leurs enfants a des effets salutaires; on le voit
par celle de Noé, par ses fils, Sem et Japhet, dont le premier fut un ancêtre
du Messie, et le second, la souche des Européens (...); par celle de Tobie sur
son fils avant son voyage. Honorez votre père pour qu’il vous bénisse; cette
bénédiction est le fondement de la maison des enfants (Eccli. III, 10) [2]
Aucun respect humain ne devrait par conséquent freiner la
bénédiction d’un père sur ses enfants qui la méritent. Le ciel est rempli de
tous les biens dont les enfants pieux ont tant besoin. Les parents ont reçu de
Dieu le pouvoir de les faire descendre sur leurs enfants. Ne pas y manquer est
une marque de foi et un gage de prospérité.
Toujours nos évêques se sont montrés vigilants à maintenir
nos traditions. Gloire leur soit rendue! Ce sont eux qui ont préservé notre
peuple au milieu de tant de périls auxquels il a été exposé dans un monde où la
perfide Albion étendait son règne despotique.
Mgr Athanase Forget, premier évêque de Saint-Jean Québec,
encourageait ses prêtres à ne pas laisser la coutume de la bénédiction du jour
de l’an se perdre, en ces termes : « Toute la famille se trouve donc ennoblie,
consacrée et sanctifiée par la bénédiction paternelle. Les parents qui la
donnent et les enfants qui la reçoivent sont unis à jamais d’une affection
surnaturelle qui, loin de briser les affections de la nature, les rend
infrangibles, en donnant à tous, parents et enfants, des gages de paix, de
générosité réciproque et de naturel dévouement. Au contraire, là où l’on ne
sait plus, où l’on ne veut plus bénir, le foyer cesse d’être un sanctuaire, les
parents sont découronnés de leur autorité et les enfants privés d’une
sauvegarde et d’une protection que rien ne remplacera jamais. La bénédiction
paternelle du jour de l’an est une tradition qu’il faut maintenir et rétablir.
» Mgr Athanase Forget, Lettre circulaire aux prêtres de son diocèse, 3 décembre
1935.
Une race sainte, un
sacerdoce royal
Garder cette tradition, c’est conserver bien plus qu’on ne
le croit, bien plus qu’une pieuse coutume. C’est propager l’auréole « de
fleurons glorieux qui ceint le front de notre race. » Déjà en 1882, dans la
mère-patrie, un prêtre encourageait les pères à ne pas baisser les bras, mais à
maintenir haut le flambeau de la bénédiction paternelle. Cela nous montre assez
la filiation de notre bénédiction canadienne-française.
« Certes une institution pareille est de tous les temps, de
tous les lieux. Mais lorsque la démocratie a renversé toute barrière entre le
père et le fils, et que passant sur eux son niveau égalitaire, elle croit avoir
fait merveille quand ils ne sont plus que les camarades l’un de l’autre; je
suis venu, ce me semble, à vous rappeler ce que vous êtes et à vous redire :
n’abdiquez pas, rappelez-vous le nom sublime que saint Paul donnait aux pères
de son temps : race sainte, sacerdoce royal. Aujourd’hui, hélas, dépossédé de
tout, chassé de partout, serions-nous condamnés à voir le foyer sans Dieu? Et
c’est ainsi que passant de génération en génération, la bénédiction perpétuera
parmi vous la tradition de Foi, de vertu, de dignité chrétienne et d’esprit de
famille qui font dire que vous êtes une race bénie. » [3]
Richard Mathieu
1. Coutumes populaires du Canada-français, Madeleine D. Ferland, p. 88
2. François Spirago, Catéchisme populaire catholique.
3. L’abbé Baunard, Discours de clôture du Congrès catholique de Lille, 26 novembre 1882