QU’EST-CE QU’UN CANADIEN-FRANÇAIS?
On se
souvient de ce passage très comique du film Elvis
Gratton, où le héros tentait d’expliquer son identité nationale à un
touriste français[1] :
« Moi, je suis un Canadien québécois, un Français canadien-français, un
Américain du Nord français, un Francophone québécois canadien, un Québécois
d’expression canadienne-française française, on est des Canadiens américains
francophones d’Amérique du Nord, des Franco-québécois… » Et sa distinguée
épouse de rajouter : « On est des Franco-canadiens du Québec, des
Québécois canadiens, c’est ça. » Le Français, ébahi, a répondu :
« Oui, bien sûr[2]. »
Cette
caricature reflète une réalité. Notre peuple a du mal à dire son nom. Je ne
connais pas d’autre peuple qui ait, comme nous, changé de nom cinq fois en
quatre siècles. Il y a d’autres peuples qui ont du mal à se définir, mais ce
sont des peuples colonisés. Or je pense que le Québec d’aujourd’hui reste, au
fond, aussi colonisé que le Canada français d’autrefois.
DE FRANÇAIS À
CANADIEN-FRANÇAIS
Au
moment de la fondation de Québec (1608), nous étions des Français. Lorsque le terme « Canadien » apparaissait dans
les textes, c’était pour désigner ceux que l’on appelle maintenant les
Amérindiens. Mais dès la fin du XVIIe siècle, on utilise le mot Canadien pour désigner les Français qui
sont nés au Canada, par opposition aux « Français de France » nés en
métropole. Certains y ont vu le signe de l’émergence d’une nation canadienne,
distincte de la nation française. Montcalm disait : « Les Canadiens
et les Français semblent former deux nationalités différentes, voire ennemies. »
Il exagérait sans doute. Au XVIIIe siècle, l’identité canadienne
n’était pas encore un nationalisme. Ce n’était qu’un régionalisme parmi les
autres régionalismes qui composaient alors la patrie française. Sous l’Ancien
Régime, la France n’avait pas encore subi le joug uniformisant de la
« République Une et Indivisible ». Le régionalisme canadien était
sûrement accentué par l’océan qui séparait la métropole et la colonie, mais le
Canada n’était encore qu’une vingt-et-unième province de France, pourrait-on
dire. Cependant, c’était une « province idéale », selon les critères
de l’absolutisme royal de Louis XIV. La Nouvelle-France avait une unité
linguistique, juridique et religieuse; ce qui était loin d’être le cas dans la
mère-patrie. Nos ancêtres parlaient tous le français, la langue du nord-ouest
de la France; aucun dialecte régional ne s’est implanté au Canada. La Coutume de Paris était l’unique système de
lois en vigueur. Il n’y avait pas de Huguenots dans la colonie et notre clergé
n’était pas entaché par le gallicanisme et le jansénisme qui rongeaient
l’Église de France. Les Canadiens obéissaient aux fonctionnaires royaux et ils
n’avaient pas de privilèges fiscaux. Aux
yeux de Versailles, c’était finalement une Mini-France parfaite.
Après
la Conquête anglaise (1760), nous avons continué à nous appeler Canadiens, mais cette fois par opposition
aux Anglais ou aux British Americans. Lorsque les
Britanniques nés au Canada ont commencé, vers 1850, à se désigner eux-mêmes Canadians, ils nous ont accolé
l’étiquette French Canadians. Nous
avons fini par l’adopter partiellement après la Confédération (1867), et
davantage après la Première Guerre mondiale (1914-1918). Rappelons-nous que
dans la troisième strophe du Ô Canada,
Adolphe-Basile Routhier écrit : « Le Canadien grandit en
espérant. » Il s’agit du Canadien
au sens des descendants des Français qui ont colonisé le pays, et non pas au
sens des Bilingual Canadians Coast to Coast. Le Ô Canada était au départ un hymne national strictement
canadien-français. Il a été chanté pour la première fois le 24 juin 1880, lors
des fêtes de la Saint-Jean-Baptiste. La version anglaise n’a été composée qu’en
1908, et le God Save the King est
resté l’hymne préféré des Canadiens anglais jusque dans les années 1950. Les
Anglais nous ont volé plusieurs symboles identitaires : le nom du pays, la
feuille d’érable, le castor et la musique de l’hymne national.
Quoi qu’il
en soit, le terme Canadien français, parfois
orthographié Canadien-Français, a
prédominé jusqu’à la fin des années
1960.
DE CANADIEN-FRANÇAIS
À QUÉBÉCOIS FRANCOPHONE
La
Révolution tranquille (1960-1970) a transformé notre conscience nationale en
rompant l’union entre la culture et le culte, entre la langue française et la
religion catholique. On a récusé la maxime traditionnelle : « La
langue gardienne de la foi ». Il a même fallu changer de nom pour nous adapter
à notre nouvelle personnalité collective : les Canadiens français sont devenus des Québécois.
La
montée de l’indépendantisme explique en partie cette évolution. Pendant un
certain temps, les fédéralistes se disaient Canadiens
français, tandis que les séparatistes préféraient se dirent Québécois. Notons cependant que les
premiers indépendantistes, comme Raymond Barbeau, Marcel Chaput, André d’Allemagne et même Pierre Bourgault,
employaient encore le terme Canadien français. Dans leur discours, la
« République du Québec » serait l’État souverain de la « nation
canadienne-française ». Le terme Québécois
a commencé à s’imposer avec la publication du livre-manifeste de René
Lévesque, Option Québec (1967), et
surtout avec la fondation du Parti Québécois (1968). Mais les fédéralistes ont
rapidement adopté la nouvelle dénomination. Rappelons-nous leur slogan
référendaire de 1980 : « Mon NON est québécois. » C’était un
habile jeu de mots qui pouvait se comprendre ainsi : « Mon nom est
Québécois. » Les fédéralistes récupéraient à leur profit une expression
identitaire chargée d’émotion, surtout parmi les jeunes. Ils aimaient également
la formule : « Le Québec ma patrie, le Canada mon pays. »
C’était digne du discours d’Elvis Gratton.
Les
anglophones se sont également approprié l’étiquette « Québécois ».
Lorsqu’ils ont fondé une association pour combattre la Charte de la langue
française (1977), ils l’ont appelée Alliance-Québec,
et non pas Alliance-Canada. L’expression
« Anglo-Québécois » a remplacé la formule « les Anglais du
Québec » sans que l’on ne s’aperçoive que le colonisateur britannique nous
volait ainsi le nom de Québécois,
comme il nous avait volé celui de Canadien
au XIXe siècle.
Dans
les années 1990, ce sont les minorités ethniques qui ont récupéré l’étiquette Québécois. Désormais, un Québécois ce
n’est plus un descendant des Français qui ont colonisé la vallée du
Saint-Laurent au XVIIe siècle; c’est un citoyen canadien qui habite
le territoire de la province de Québec, quelle que soit sa race, sa langue
maternelle ou sa religion. Le concept de Québécois est finalement réduit à
celui d’Ontarien ou d’Albertain. Ce n’est pas un progrès, ni pour le
nationalisme ni pour le souverainisme. Quand on pense à la responsabilité du
Parti Québécois dans cette évolution conceptuelle, on peut se demander si le PQ
n’a pas été plus efficace que Lord Durham pour réaliser le projet
d’assimilation d’un peuple qui ne connaît plus ni son histoire ni sa
littérature depuis la Réforme Parent (1965). Le terme Québécois a été tellement vidé de son sens que nous sommes
maintenant obligé de nous désigner sous le nom de « Québécois francophones ».
Toutefois,
le passage de Canadien français à Québécois me semble refléter un
changement plus intérieur, qui n’a rien à voir ni avec les Anglais ni avec
l’indépendantisme. Le changement de nom tient davantage à la rupture
spirituelle opérée par la Révolution tranquille, à la déchristianisation de
notre identité nationale. Si l’on avait simplement remplacé Canadien français par Québécois pour affirmer la volonté
d’indépendance politique du Québec, il n’y aurait pas eu de problème, car on
parlerait du même peuple sous un autre nom. Historiquement, nous nous sommes
appelés successivement Français, Canadiens et Canadiens français sans que cela
n’altère notre identité. Le nom changeait, mais le peuple ne changeait pas.
Mais les « Québécois » ne semblent plus avoir les mêmes
caractéristiques que les « Canadiens français », comme si leur âme
s’était transmutée. Essayons de visualiser par un tableau ce qui distingue le
Canadien français d’avant 1960 du Québécois d’aujourd’hui.
Valeurs
|
Canadiens
français
|
Québécois
|
Religion
|
Église romaine
|
Charte des droits et libertés
|
Idéologie dominante
|
Catholicisme
|
Libéralisme
|
Rapport Église-État
|
État catholique
|
État laïque
|
Origine ethnique
|
Française (nord-ouest)
|
Diverse
|
Langue française
|
Idiome maternel
|
Idiome commun
|
Territoire
|
Amérique française
|
État du Québec
|
Mère-Patrie
|
France monarchique
|
France républicaine
|
Culture
|
Classicisme
|
Modernisme
|
Société
|
Communautarisme
|
Individualisme
|
Tournure d’esprit
|
Traditionalisme
|
Progressisme
|
Mission
|
Évangéliser l’Amérique
|
Défendre la social-démocratie
|
Autorité morale
|
Pape
|
ONU
|
Rapport aux autres
|
Anglophobie
|
Xénophilie
|
Identification
|
Nationalisme et régionalisme
|
Citoyen du Monde
|
DES AMÉRICAINS
FRANCOPHONES
On
qualifie souvent le vieux nationalisme canadien-français de « nationalisme
ethnique » et le nouveau nationalisme québécois de « nationalisme
territorial ». Tous les bien-pensants se réclament maintenant du
nationalisme territorial, en supposant qu’ils se considèrent encore
« nationalistes », un mot qui semble en voie de disparition. Mais
qu’est-ce que le nationalisme territorial? C’est au fond la conception
américaine de la nationalité. Le Québécois « moderne et ouvert sur le
monde » ne serait-il en définitive qu’un Américain francophone, voire temporairement
francophone?
Les
Américains ne forment pas une nationalité au sens européen du terme. On peut
parler du peuple américain, mais pas de la nation américaine. Les États-Unis
ont été marqués dès leurs origines par la diversité, comme le souligne leur
devise, E pluribus unum. Ils n’ont
pas d’unité ethnique puisque les descendants du peuple fondateur, les WASP (white anglo-saxon protestant), ne
constituent désormais que 20% de la population. Ils n’ont pas d’unité
religieuse, car le protestantisme repose sur une logique d’émiettement
sectaire. Ils n’ont pas vraiment d’unité linguistique, car l’anglais est perçu
comme un moyen de communication commun plutôt que comme un héritage identitaire.
Les Américains sont un peuple à traits d’union : Irish-American, German-American, Italian-American, Latin-American, Afro-American, French-American (les descendants de nos
malheureux « exilés»).
L’unité
du peuple américain repose sur la citoyenneté plutôt que la nationalité. La
citoyenneté, c’est un concept juridique. Au-delà de leur diversité ethnique,
culturelle et religieuse, les Américains s’identifient à un territoire, la
Nouvelle Terre Promise, à une constitution, la Démocratie des Pères fondateurs,
à une langue commune, l’anglais, et à une idée-force, la Liberté. Tout cela
s’acquiert par un choix politique, et non pas par un héritage ethnoculturel. On
peut devenir Américain, mais on ne devient pas Polonais, Arabe ou Japonais.
Nous savons que les Américains ont un véritable culte pour leur drapeau.
Cependant, le « Flag Patriotism » a quelque chose
d’artificiel, quelque chose qui se rapproche plus du logo commercial que de la
véritable identité nationale. Sous l’Ancien Régime, les peuples n’avaient pas
de drapeaux. L’idée de patrie s’incarnait dans la personne du roi et dans le
terroir, le « vieux pays » chargé de traditions, de souvenirs et
d’émotions.
Le
nationalisme québécois, dit « territorial », ressemble beaucoup au
patriotisme américain parce qu’il repose sur un territoire, le « pays que
l’on veut faire », sur la Charte des droits et libertés, plus sacrée que
la Parole de Dieu, et sur une langue officielle commune, le français. L’identité
québécoise se réduit désormais à un statut juridique, à une citoyenneté. Plus
rien à voir avec « la race française d’Amérique » dont on parlait
avant la Révolution tranquille. Le Canadien
français s’est transformé en Américain
francophone, du moins dans le discours de l’intelligentsia politiquement
correcte.
Le
démographe Jacques Henripin prévoit que si les tendances actuelles se
maintiennent, les Canadiens français ne compteront que pour 12% de la
population québécoise vers 2080. Notre situation sera donc plus faible que
celles des WASP aux États-Unis. Et encore, ces derniers possèdent le pouvoir
économique, ce qui n’est même pas notre cas. Quant aux Québécois d’origine
ethnique non-française, seront-ils aussi intéressés que les bons vieux Canayens à défendre la langue française?
UN NATIONALISME PIÉGÉ
Les mots
ont une grande importance dans la bataille politique. Lors d’une conférence
fédérale-provinciale, Pierre Elliott Trudeau avait mis René Lévesque dans
l’embarras en lui demandant de quelle « nation » il voulait faire
l’indépendance. Trudeau était sur son terrain préféré, celui de la question
identitaire. Lévesque, visiblement déstabilisé, répondit mollement :
« Je ne veux pas m’engager sur ce sujet. » Comment peut-on promouvoir
l’indépendance d’un peuple dont on n’ose même pas dire le nom? En fait, René Lévesque
était piégé par la définition territoriale
de la « nation québécoise ». Si le Québécois se définit comme
un citoyen du Québec, quelle que soit sa race, sa langue et sa religion, on ne
voit pas pourquoi il devrait se séparer du Canada, qui définit sa propre
nationalité de la même manière : un citoyen du Canada, quelle que soit sa
race, sa langue ou sa religion. Le Québec souverain ne serait alors qu’un
modèle réduit du Canada : un pays démocratique, multiculturel et bilingue
(car plusieurs péquistes veulent faire du Québec un État officiellement
bilingue). Mais imaginons un instant que René Lévesque eût adhéré à une
conception ethnique de la « nation canadienne-française », il aurait
pu répondre fièrement : « Nous voulons faire l’indépendance du peuple
français et catholique qui a été conquis par l’empire britannique en 1760, et
qui subit le joug des Anglo-Saxons sous les apparences trompeuses d’une
soi-disant nation canadienne, bilingue et multiculturelle, une nation qui
n’existe que dans votre imagination, Monsieur Trudeau. » Mais il aurait
fallu que notre Tit-Poil national ait été d’une autre trempe, et qu’il soit
resté fidèle à l’école du nationalisme groulxien.
Au
début des années 1990, alors qu’il était encore chef de l’opposition, Jacques
Parizeau avait invité des représentants des communautés culturelles à le
rencontrer publiquement pour lui donner l’occasion de réfuter les accusations
de « racisme » que l’on proférait contre le Parti Québécois. Il fut
vertement admonesté par un noir de la manière suivante : « Vous vous
dites Québécois, vous vous nommez le Parti Québécois. Mais nous aussi, les
Haïtiens de Montréal, nous sommes des Québécois, autant que vous. »
Parizeau se couvrit de ridicule en répondant : « Bien sûr, vous êtes québécois. Mais comment allons-nous nous appeler, les nous-autres? Va-t-on s’appeler les Los Tabarnacos? » Il eût été plus intelligent de
répondre : « Si vous êtes un citoyen canadien, si vous habitez sur le
territoire de la province de Québec, vous êtes juridiquement un Québécois, mais
êtes-vous un Canadien français? »
L’INTÉGRATION DES
IMMIGRANTS
Un
immigrant peut devenir Québécois, il ne peut pas devenir Canadien français. On
naît dans une race, on apprend une langue maternelle, on reçoit une éducation
religieuse familiale (qu’elle soit catholique ou libérale, ça reste une
éducation religieuse au sens de vision du monde). C’est un héritage culturel
que l’on peut dénigrer, comme le font les Québécois depuis la Révolution
tranquille, mais que l’on ne peut rejeter. On est comme l’on naît. Un étranger
peut devenir un Canadien français d’adoption ou d’esprit. Jules-Paul Tardivel
était américain, Robert Rumilly était français : ils sont néanmoins devenus de
grands Canadiens français. Mais pour devenir Canadien français, l’immigrant
devra renoncer à une partie de son héritage culturel, du moins dans son
expression publique. S’il veut devenir Québécois, il ne doit renoncer à rien.
Il lui suffit d’apprendre le français comme deuxième langue, voire comme
troisième langue, après sa langue maternelle et l’anglais, et d’accepter plus
ou moins les principes de la démocratie et des droits de la personne. En
revanche, il pourra exiger que les
Québécois fassent disparaître certains symboles identitaires pour favoriser son
intégration, notamment les symboles catholiques.
Il est
pourtant possible d’accueillir et
d’assimiler des immigrants, mais à trois conditions : ils doivent arriver en
nombre plutôt restreint; ils doivent être d’une origine culturelle compatible :
les Latino-Américains seront plus faciles à assimiler que les arabo-musulmans,
par exemple; il faut surtout qu’ils arrivent dans un pays fier de lui-même, un
pays qui soit résolu à assimiler les étrangers plutôt qu’à se laisser
acculturer par eux. C’est surtout ce dernier point qui nous manque. Précisons
également que notre politique d’immigration devrait répondre à nos besoins, et non aux besoins des
étrangers.
REVENIR À
« CANADIEN-FRANÇAIS »
Notre
nationalisme aurait intérêt à réhabiliter le terme Canadien français pour clarifier la question identitaire. Le
rapport Bouchard-Taylor (2008) parlait lui-même des « Québécois
canadiens-français » et de « l’identité héritée du passé
canadien-français », ce qui prouve que le concept n’est pas complètement désuet.
L’indépendantiste Raoul Roy allait plus loin : il voulait récupérer le
terme Canadien, que les Anglais nous
ont dérobé au XIXe siècle. Il proposait que le Québec souverain
prenne le nom de « République du Canada », en laissant aux Anglais le
nom de « Dominion of Canada ».
Ce n’est sans doute pas plus curieux que l’Afrique qui compte deux Congo :
la République du Congo (Brazzaville) et la République démocratique du Congo
(Kinshasa). Pour ma part, je me contenterais d’un retour à Canadien français. Raoul Roy avait peut-être raison du point de vue
historique, mais il ne faut pas trop en demander. Le passage de Canadien à Canadien français n’a pas marqué un changement de pôle identitaire,
contrairement à celui de Canadien
français à Québécois. À la limite,
j’accepterais même d’en rester au terme Québécois,
si l’on y tient absolument, mais à condition qu’on le comprenne au sens du
peuple français qui habite la « Laurentie » depuis le XVIIe
siècle, et non pas au sens de la société cosmopolite que l’on souhaite édifier
sur les ruines de notre nationalité.
L’APPEL DE LA RACE
Cependant,
il ne suffit pas de se réapproprier le nom de Canadien français pour régler
notre problème d’identité nationale. Encore faut-il mettre du contenu dans le
contenant, illustrer le caractère de ce peuple français d’Amérique. Pour ce
faire, nous devons redécouvrir l’œuvre de notre historien national, le chanoine
Lionel Groulx. Les peuples ont souvent un « historien national » qui
a su, par son talent littéraire, exprimer l’âme de sa patrie. C’est Jules
Michelet pour la France républicaine, George Macaulay pour l’Angleterre
libérale, George Bancroft pour les États-Unis ou Donald Creighton pour le
Canada anglais. Chez nous, Lionel Groulx incarne une « certaine idée du
Canada français », une idée qui pourrait, encore aujourd’hui, inspirer un
mouvement de renaissance nationale.
« Notre
doctrine, elle peut tenir en cette brève formule : nous voulons
reconstituer la plénitude de notre vie française. » - Lionel Groulx, L’Action française (1921).
Mais en
quoi consiste la « plénitude de notre vie française »? En 1922,
Lionel Groulx publia un roman à thèse, intitulé L’appel de la race, pour exposer les principes du nationalisme
intégral[3].
Ce roman, de style barrésien, fut le premier best-seller de l’histoire
littéraire du Québec. Réédité à plusieurs reprises, il a soulevé, et il soulève
encore, beaucoup de controverses. L’ouvrage résume ce que l’on appelait en ce
temps « l’esprit français ». Les jeunes nationalistes qui sont en
quête de racines culturelles devraient lire ce classique de la littérature
canadienne-française.
Le
héros, Jules de Lantagnac, est un Canadien français anglicisé qui fait la
reconquête de son identité nationale. Ce brillant avocat, formé à l’Université
McGill, a épousé une Anglaise, Maud Fletcher, la fille d’un haut fonctionnaire
fédéral. La famille vit à Ottawa. Les quatre enfants ont été élevés dans la
religion catholique, mais exclusivement dans la langue anglaise. Lantagnac
décide, un peu tard, d’apprendre le français
à ses enfants, déjà adolescents. Au début, son épouse voit cela d’un bon œil,
car elle s’imagine qu’il ne s’agit que d’un divertissement de vacances. Mais
elle se rebute lorsqu’elle constate que son mari a vraiment l’intention de
franciser sa famille. La situation se complique lorsque Lantagnac se fait élire
à la Chambre des Communes pour prendre la défense des écoles françaises de
l’Ontario. Nous sommes en 1916. Le règlement 17 du ministère de l’éducation
interdit l’usage du français dans les écoles bilingues de l’Ontario. Maud
prévient Jules qu’elle divorcera s’il s’obstine à soutenir les Franco-Ontariens.
En tant que catholique, Jules de Lantagnac se demande s’il peut prendre le
risque de briser son mariage pour une affaire politique, si juste soit-elle.
C’est le « dilemme cornélien » qui oppose le devoir domestique (famille)
au devoir social (patrie). Fidèle à l’esprit de la littérature classique du
XVIIe siècle, Groulx répond que le devoir social doit l’emporter sur
le devoir domestique. Le directeur spirituel de Lantagnac, le Père Fabien,
rassure son dirigé en lui expliquant la règle du « volontaire
indirect ». Si Lantagnac fait un geste bon en soi (défendre la langue
française), mais qu’il en découle une conséquence mauvaise (divorce), il n’en
porte pas la responsabilité morale puisqu’il ne l’a ni provoqué ni voulu
directement. En définitive, c’est Maud qui commet un péché en demandant le
divorce. Lantagnac prononce au Parlement un discours en faveur des écoles
françaises de l’Ontario. Maud quitte son mari. Les enfants se divisent. William
et Nellie appuient leur mère en restant anglais. Wolfred et Virginia prennent
le parti de leur père en devenant français. Jules de Lantagnac a fait noblement
son devoir patriotique, mais c’est un homme brisé.
L’appel de la race est un roman
allégorique. Chaque personnage représente une facette du Canada de ce
temps : Jules de Lantagnac, c’est la nation canadienne-française; Maud
Fletcher, la nation canadienne-anglaise; le Père Fabien, c’est le clergé nationaliste;
le beau-père, Davis Fletcher, incarne l’impérialisme britannique; le
beau-frère, William Duffin, c’est l’Irlandais anglicisé, apostat et
opportuniste; les frères Aitkens représentent la bourgeoisie anglo-saxonne; le
jeune William, c’est l’orangiste francophobe; Nellie, la jeunesse Anglaise
inculte et hautaine; Wolfred est un militant de L’Action française; la pieuse Virginia symbolise l’union de la
langue française et de la foi catholique. Quant au divorce, on peut l’interpréter
comme l’inévitable, voire souhaitable, séparation politique du Canada français
et du Canada anglais.
On
retrouve dans L’appel de la race les
principaux thèmes du nationalisme canadien-français traditionnel:
1.
L’esprit français repose sur la foi catholique
et la culture classique.
2.
Le nationalisme doit être subordonné au
catholicisme.
3.
Le nationalisme intégral englobe tous les
aspects de la vie sociale et personnelle.
4.
L’enracinement national élève l’homme à
l’universel.
5.
Le nationalisme est supérieur au cosmopolitisme.
6.
Les sources de la patrie se trouvent à la
campagne plutôt qu’à la ville.
7.
La valeur d’un peuple est d’ordre spirituel
plutôt que matériel.
8.
La langue française et l’histoire nationale sont les piliers du patriotisme.
9.
L’homogénéité ethnoculturelle est une force
nationale.
10.
Le français parlé au Canada n’est pas un
« patois » méprisable, mais la pure langue française telle qu’on la
parlait en France sous l’Ancien Régime.
11.
L’éducation doit être axée sur la culture
générale plutôt que sur les connaissances techniques, d’où l’importance des
humanités classiques (latin, grec, scolastique).
12.
L’esprit d’Action
française qui souffle sur la jeunesse est l’espoir de la patrie.
L’appel de la race dénonce également ce
qui menace notre survivance nationale :
1.
Le caractère matérialiste de la civilisation anglo-protestante.
2.
Le mythe de la supériorité anglo-saxonne, et
l’antinationalisme canadien-français qui en découle.
3.
La primauté de l’économique sur le culturel et
le spirituel.
4.
L’anglomanie de la petite bourgeoisie
canadienne-française.
5.
Les dangers religieux, culturels et même
psychologiques des mariages anglo-français.
6.
La double hérédité qui affaiblit l’âme des
enfants issus des mariages mixtes.
7.
Le protestantisme diffus (morale subjective) que
l’on acquiert en étudiant dans une institution anglaise comme l’Université
McGill.
8.
L’anglicisation qui conduit à l’apostasie, comme
dans le cas des Irlandais.
9.
L’esprit de parti (bleus vs rouges) qui divise les Canadiens français.
10.
L’opportunisme et le carriérisme de la classe
politique.
11.
La perte des traditions, comme la bénédiction
paternelle du Jour de l’An.
12.
Le manque d’éducation patriotique dans les
collèges classiques.
13.
La tentation du désengagement politique sous
prétexte de perfection spirituelle.
14.
L’illusion de la concorde des deux races, dont
parlait Wilfrid Laurier.
15.
Les caractères antifrançais et anticatholique du
concept de National Unity.
16.
L’impérialisme britannique et l’annexionnisme
américain.
17.
La nature artificielle des frontières
canadiennes.
À la
fin du roman, Jules de Lantagnac expose dans son discours à la Chambre des
Communes les problèmes de la Confédération canadienne :
1.
Le manque d’unité géographique entre l’Ouest, le
Centre et les Maritimes.
2.
Le conflit d’intérêts économiques entre les
provinces de l’Ouest, favorables au libre-échange, et celles de l’Est, plutôt
protectionnistes.
3.
L’impérialisme britannique des Canadiens anglais
qui s’oppose au nationalisme strictement canadien des Canadiens français.
4.
Le projet du gouvernement fédéral d’établir un
système scolaire « national », qui serait en pratique anglophone et
non-confessionnel.
5.
Le fanatisme antipapiste et antifrançais de la
Ligue d’Orange.
6.
Le manque de respect des Canadiens anglais pour
l’esprit binational du Pacte confédératif de 1867.
7.
Le risque d’annexion du Canada par les
États-Unis à cause du manque de patriotisme des provinces de l’Ouest.
Toutefois,
Lantagnac ne se prononce pas ouvertement en faveur de la création d’un État français
indépendant en Amérique du Nord, autrement dit de l’indépendance du Québec. En
1922, Lionel Groulx et L’Action française
avaient pourtant pris un virage séparatiste. Mais Groulx n’a pas introduit
cette idée dans L’appel de la race.
Lantagnac se contente d’insister sur l’importance de l’homogénéité ethnique,
culturelle et religieuse du Canada français, sans remettre en question le
statut constitutionnel de la province de Québec.
En
fait, l’idée maîtresse de L’appel de la
race n’est pas l’indépendance du Québec, si nécessaire soit-elle, mais la
restauration de l’intégrité nationale, la redécouverte de l’authentique
« âme » canadienne-française. C’est une quête intérieure, le gnôthi seauton des Grecs :
« Connais-toi toi-même ». Au-delà de sa personnalité individuelle,
Lantagnac veut retrouver sa personnalité collective dans l’optique de la
doctrine barrésienne du « racinement ». Un homme n’est complet que
lorsqu’il se rattache à la Terre et aux Morts, à une patrie et à une histoire.
Joseph de Maistre disait qu’il n’avait jamais rencontré d’Homme, mais qu’il
avait rencontré des Français, des Anglais, des Allemands, des Russes, etc.
L’homme universel, le citoyen du monde, n’existe que dans l’imagination des
philosophes révolutionnaires. L’homme réel est issu d’une nation. En
l’extirpant de sa culture d’origine, on le déracine et on l’affaiblit; mais on
ne l’universalise pas. L’homme doit s’appuyer sur le national pour s’élever à
l’universel, tout comme un arbre doit avoir de profondes racines pour atteindre
de hautes cimes. Le cosmopolitisme étend; il n’élève pas.
Après sa
« conversion », Lantagnac deviendra l’archétype de « l’homme
canadien-français », pétri de foi catholique, de culture classique,
d’esprit latin et d’une certaine noblesse d’Ancien Régime. Les Québécois
d’aujourd’hui doivent entreprendre une pareille recherche identitaire pour retrouver
le Canadien français qui sommeille en eux. Commençons par le faire sur le plan
individuel. Nous le ferons ensuite sur le plan collectif. « Si vous ne
pouvez restaurer la France idéale dont vous rêvez, disait Maurice Barrès,
restaurez-la d’abord en vous-même. » Mais prenez garde : la question
nationale risque de vous conduire à la question de Dieu; car « toute
grande question politique, écrivait Joseph de Maistre, est en définitive une
question théologique ».
LA CRITIQUE DE
L’APPEL DE LA RACE
Sur le
plan littéraire, L’appel de la race
est bien écrit, sans être un chef-d’œuvre. Selon Maurice Lemire, c’est
« un bon roman à thèse, autant qu’un roman à thèse peut être bon[4]. »
Mais ce sont surtout les idées de L’appel
de la race qui ont soulevé la controverse[5].
Le propre d’un classique est de pouvoir être relu avec profit à
différentes époques à la lumière des préoccupations contemporaines. De ce point
de vue, L’appel de la race est
vraiment un classique. Dans les années
1950, on le lisait en opposant le nationalisme traditionnel de L’Action française au néonationalisme de
Cité libre. Dans les années 1970, on
l’étudiait dans le contexte du débat sur l’indépendance du Québec. Aujourd’hui,
on le jugerait surtout à la lumière de la problématique de l’immigration et du
multiculturalisme.
À
l’époque de la publication de L’appel de
la race, la critique avait avancé des objections de nature bien différente.
On dénonçait surtout l’image péjorative que Lionel Groulx présentait du mariage
mixte, anglo-français. René du Roure, qui enseignait la littérature française à
l’Université McGill, prétendait que l’auteur méprisait les « Français de
France ». L’écrivain Louvigny Testard de Montigny qualifiait le roman de
« credo de l’intolérance », et il reprochait à Lantagnac d’avoir
brisé sa famille en vertu des « fumeuses théories racistes de Gustave Le
Bon » approuvées par « l’absolutisme moyenâgeux d’un
psychopompe », le Père Fabien. En tant que supérieur du Séminaire de
Québec et recteur de l’Université Laval, Mgr Camille Roy s’était senti visé par
les propos de Lionel Groulx sur le manque d’éducation patriotique dans les
collèges classiques à la fin du XIXe siècle. Mgr Roy reprochait à
Groulx de juger trop sévèrement la génération post-confédérative, qui avait cru
en Wilfrid Laurier. De plus, il soutenait que le Père Fabien avait mal
conseillé Lantagnac sur le plan spirituel, car le discours qu’il devait prononcer aux Communes
contre le règlement 17 n’était pas assez important pour prendre le risque de
voir sa famille sombrer dans le divorce.
Lionel Groulx a répondu à ses
détracteurs, mais bien des années plus tard, dans ses Mémoires[6].
À l’époque, l’abbé Rodrigue Villeneuve, futur cardinal-archevêque de Québec, avait
défendu la théologie du Père Fabien[7].
Cependant, ce fut surtout le polémiste Olivar Asselin qui tétanisa les
critiques de L’appel de la race dans
une conférence prononcée à la salle Saint-Sulpice en 1923[8] :
« Ce roman ne caricature pas les
Anglais. Le vieil abruti de Fletcher se trouve dans tous les bureaux d’Ottawa.
L’Anglais est un Pithecanthropus Erectus
qui surgit dès qu’on critique l’empire. La banqueroute frauduleuse est
acceptable pour tout gentleman
anglais. Les jeunes misses aiment la
France par-dessus nos têtes, mais elles n’ont que du mépris pour les pea-soups de l’Ontario. Quant aux
Canadiens français anglomanes, ils n’ont aucun sens de l’honneur : Que Lady Atchoum-Baker ouvre aux femmes de nos épiciers, de nos entrepreneurs en
bâtiments, non pas ses salons, mais le quartier de ses domestiques, et deux sur
trois ne voudront plus fréquenter ailleurs. »
Asselin reproche seulement à Lantagnac
d’être trop gentil et de manquer de psychologie. D’après lui, « Maud
n’attend qu’une bonne rossée de son seigneur et maître pour réintégrer le
domicile conjugal, contrite, repentante et le cœur débordant d’amour. » La
solution peut paraître machiste, mais il faut comprendre qu’Olivar Asselin
s’amusait avec les mots.
Le polémiste lapide ensuite les
critiques de Groulx. René du Roure est un « Français de France » qui
ne comprend rien au Canada. Vendu aux Anglais, il « jetterait ses amis aux
cannibales pour prouver sa largeur de vue ». Montigny est l’archétype du
Canadiens français acculturé d’Ottawa, un « diplomate » toujours prêt
à s’écraser devant les Anglais, et qui envoie ses enfants aux « bonnes
écoles anglaises ». Quant à Mgr Camille Roy, « il est de la
génération d’éducateur québecquois (sic) qui naguère encore marquait les fastes
de l’Université Laval aux visites des princes de sang à la ferme de
Saint-Joachim. (…) Il a des toiles d’araignée sur les yeux, du coton dans la
boîte crânienne, les narines et les oreilles. Il sort à l’instant de chez
Toutankhamon. » Après la virulente sortie d’Olivar Asselin, plus personne
n’osa critiquer L’appel de la race.
Le roman de Lionel Groulx est-il
raciste? Rappelons d’abord que le mot « race » n’avait pas à cette
époque la même connotation qu’aujourd’hui. On l’employait au sens de
nationalité ou de groupe ethnique[9].
Le spécialiste de la littérature québécoise, Pierre Hébert, conclut que
l’ouvrage de Groulx n’est pas raciste. Tout dépend, dit-il, de la manière dont
on définit le racisme : « Si le racisme consiste à promouvoir ou
préserver l’unité de la race, le roman de Groulx est alors raciste. (…) Si le
racisme, en revanche, consiste à affirmer la supériorité d’une race sur une
autre, alors L’appel de la race n’est
pas raciste[10]. »
Autrement dit, c’est un roman nationaliste, mais nullement raciste. Jules de
Lantagnac dit d’ailleurs à son épouse, Maud : « Que me parlez-vous de
race supérieure et de race inférieure? Je crois encore à la supériorité de la
vôtre; en plus je crois aussi à la supériorité de la mienne; mais je les crois
différentes voilà tout. Si vous me demandez à laquelle des deux vont mes
préférences, respectez mon sentiment, Maud, comme je respecte le vôtre[11]. »
À notre avis, Pierre Hébert et la
plupart des analystes ont mal posé la question. L’appel de la race soutient effectivement la thèse de la
« supériorité » de la nation canadienne-française sur la nation
canadienne-anglaise, ou plus exactement la thèse de la supériorité de l’esprit
français sur l’esprit anglo-saxon. Mais cette supériorité ne repose pas sur un
quelconque facteur racial ou sociobiologique, comme dans la théorie nazie de la
race aryenne. La supériorité de l’esprit français découle plutôt de la
supériorité spirituelle du catholicisme sur le protestantisme, une idée qui
allait de soi dans les milieux catholiques d’avant le Concile Vatican II.
LE NATIONALISME DU
RAPPORT TREMBLAY
Alors,
qu’est-ce qu’un Canadien français? Le rapport Tremblay (1956) répondait d’une
manière intéressante à la question[12].
Les principaux consultants de cette commission royale d’enquête, instituée par
Maurice Duplessis pour étudier les problèmes constitutionnels, étaient les économistes
Esdras Minville et François-Albert Angers, de l’École des Hautes études commerciales,
et le Père Richard Arès, directeur de la revue des Jésuites, Relations, tous trois disciples de
Lionel Groulx.
Le
rapport Tremblay commence par distinguer l’État, qui est une réalité politique,
de la nation, qui est une réalité
sociologique. La nation se caractérise par sa langue, ses lois et ses coutumes.
Toute culture nationale est une interprétation particulière, plus ou moins
consciente, d’une philosophie universelle. La culture nationale est donc une
forme d’humanisme. Mais la civilisation universelle doit s’enraciner dans un
milieu ethnique, qui doit rester homogène pour être efficace. Pour préserver
leur homogénéité, les nations doivent rechercher l’autonomie économique et
politique. Cela pose évidemment un problème dans un État binational comme le
Canada. Mais la fusion des deux cultures nationales appauvrirait le pays dans
son ensemble. La Confédération canadienne est une communauté politique plutôt
que nationale. Elle devrait favoriser l’épanouissement des particularismes pour
les inciter au dépassement, à la pleine réalisation d’eux-mêmes.
La
culture canadienne-française, continue le rapport, est une forme particulière
de l’universelle conception chrétienne de l’homme et de l’ordre. La France, et
surtout la France du Grand Siècle qui fut à l’origine du Canada, est l’une des
plus authentiques réalisations de la civilisation chrétienne. Le peuple canadien
est donc né français et chrétien. Or le génie français se reconnaît par son
caractère rationnel, enclin au raisonnement et à la synthèse. Ce génie se
retrouve dans la langue française, qui porte dans son vocabulaire et sa
structure des principes d’ordre et de clarté; dans les coutumes et les
institutions, qui en sont la transposition sociologique; dans les œuvres d’une
élite qui a manifesté au monde ce que le génie français comporte d’universel.
Le
rapport Tremblay affirme que le Canada français est une variante américaine de
la Vieille France d’Europe. Sa culture nationale est qualitative parce qu’elle entend ordonner l’homme aux plus hautes
aspirations : le beau, le vrai, le bien; elle est spiritualiste, car elle répugne à toute forme de matérialisme,
doctrinaire ou pragmatique; elle est personnaliste
parce qu’elle voit en l’homme un être doué d’intelligence et de libre volonté,
et parce qu’elle rejette instinctivement toute forme de collectivisme et de
totalitarisme; elle est communautaire
dans le sens catholique du terme parce qu’elle veut insérer l’homme dans la
société par la famille et les corps intermédiaires.
Trois
concepts, qui découlent de la religion catholique, sont à la base de la vie
sociale et politique canadienne-française : le sens de l’ordre, du respect des normes transcendantes, valables
pour tous les hommes de tous les temps, telles qu’on les retrouve dans la
doctrine sociale de l’Église; le sens de
la liberté, non pas comme le droit de choisir ce que l’on veut, mais comme
la possibilité réelle de parvenir à une fin légitime, d’accomplir la vocation
naturelle et surnaturelle de l’homme, une liberté qui est indissociable de la
responsabilité; le sens du progrès,
vu comme un perfectionnement de la personne humaine selon l’ordre hiérarchique
des valeurs, comme une élévation de son niveau intellectuel et moral, et non
pas comme une simple augmentation des forces productives.
Le
rapport Tremblay trace, par opposition, le portrait de la culture anglo-saxonne.
Formé à l’école du protestantisme, du parlementarisme et du capitalisme, le
génie anglais est pragmatique, peu porté à bâtir des théories et à s’en
embarrasser. Il préfère la logique des faits à celle des principes; d’où sa
liberté de mouvement sur le plan de l’action. La culture anglaise est
chrétienne : elle reste donc qualitative, spiritualiste et personnaliste.
Mais elle est individualiste et libérale plutôt que communautaire. Elle ne
conçoit pas de la même manière les relations entre l’homme et la société. Le
principe protestant du libre-examen fait de la religion une affaire privée
plutôt que publique. La pensée sociale n’est donc pas soumise à un ordre
transcendant. La politique et l’économie sont soustraites aux règles morales.
La liberté individuelle prime sur le bien commun, qui ne consiste qu’à
équilibrer les diverses libertés particulières des citoyens. En accord avec
l’éthique protestante, les anglo-saxons assimilent le progrès au succès
matériel, et plus particulièrement à l’accumulation des richesses. Les Anglais
ont des âmes de conquérants et de dominateurs. Au Canada, leurs relations avec
les Français n’ont jamais été harmonieuses, surtout dans le domaine économique.
L’historien
Dominique Foisy-Geoffroy a qualifié le rapport Tremblay de « testament de
la pensée traditionaliste canadienne-française[13] ».
Le gouvernement Lesage (1960-1966) a retenu du rapport la politique d’autonomie
provinciale, mais il a délaissé le projet de société chrétienne et française
proposé par les héritiers du groulxisme. Selon Foisy-Geoffroy, « la
société québécoise [de 1960] est si obsédée d’un passé jugé arriéré qu’elle
plonge tête baissée vers le progrès et l’avant-gardisme à tout prix, [en
évitant de poser] ces questions qui nous interpellent toujours
aujourd’hui : Qu’est-ce que l’homme? Qu’est-ce qu’une bonne vie? Comment
la politique peut-elle les servir[14]? »
CONCLUSION
Le
Canadien français authentique est pétri de foi catholique, de culture
classique, d’un nationalisme qui s’élève jusqu’à l’humanisme, et d’une certaine
noblesse d’Ancien Régime qui rejette instinctivement le culte de l’argent et
les mythes de la société de consommation.
J’invite
tous ceux qui voudraient reconstituer en eux-mêmes la plénitude de leur vie
française à regarder le documentaire de Pierre Patry (ONF 1960) sur le chanoine
Groulx pour découvrir l’âme d’un vrai Canadien français qui faisait de la
langue la gardienne de la foi.
[La causerie se
termine par la présentation du documentaire[15].]
[1]
Causerie prononcée au Mouvement Tradition-Québec, le 21 novembre 2015.
[3]
Lionel Groulx (sous le pseudonyme d’Alonié de Lestres), L’appel de la race, Montréal, Bibliothèque de l’Action française,
1922, 278 p.
[4]
Maurice Lemire, « L’appel de la race », Dictionnaire
des œuvres littéraires du Québec, tome 2 : 1900-1939, Montréal, Fides, 1978, p. 58.
[5]
Pierre Hébert et Marie-Pier Luneau, Lionel
Groulx et L’Appel de la race, Montréal, Fides, 1996, p. 147-158.
[6] Lionel
Groulx, Mes Mémoires, tome II,
Montréal, Fides, 1971, p. 86-112.
[7] J.-M.-Rodrigue
Villeneuve, « L’Appel de la Race
et la théologie du Père Fabien », L’Action
française, février 1923, p. 82-103.
[8] Olivar
Asselin, « L’œuvre de l’abbé Groulx: L’Appel de la Race », Pensée française, Montréal, Éditions de
l’Action canadienne-française, 1937, p. 151-164.
[9] Le
Petit Robert définie le mot
« race » comme un groupe naturel d’hommes qui ont des caractères
semblables (physique, psychiques, culturels) provenant d’un passé commun =>
ethnie, peuple. Il le définit également comme un groupe ethnique qui se
différencie par des caractères physiques héréditaires (couleur de la peau,
forme de la boîte crânienne, proportion des groupes sanguins) => race
blanche, jaune, noire. Au temps de Groulx, on l’employait surtout dans le
premier sens, plus culturel. Aujourd’hui, on l’emploie davantage dans le second
sens, plus biologique.
[10]
Hébert et Luneau, Lionel Groulx et L’Appel
de la race, p. 144.
[11]
Groulx, L’appel de la race, p. 70.
[12] Rapport de la commission royale d’enquête
sur les problèmes constitutionnels, vol. II, 1956, p. 5-43.
[13]
Dominique Foisy-Geoffroy, « Le Rapport
de la Commission Tremblay (1953-1956), testament politique de la pensée
traditionaliste canadienne-française », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 60, no 3
(hiver 2007), p. 257-294.
[14] Ibid., p. 294.