Pour l'époque du jour de l'an, nos pères nous avaient
transmis deux touchantes traditions: la distribution des étrennes par
l'Enfant-Jésus et la bénédiction paternelle. Pourquoi faut-il que, dans les
villes et même dans les campagnes, toutes deux tendent à disparaître? C'est
plus qu'un symptôme alarmant, c'est un malheur.
Les traditions d'un peuple, gestes qu'il accomplit à jour
fixe et qui ont un caractère d'universalité, ne sont pas de vaines coutumes,
des attitudes artificielles, sans relation profonde avec l'âme; elles révèlent
le fond même de l'âme, elles en sont le langage émouvant. En accomplissant ces
rites, en nous reliant à une longue série d'ancêtres qui les ont accomplis
avant nous, nous affirmons une pensée héréditaire qui tient à l'âme même d'une
race et en fait voir la qualité. Parlons net : la tradition est le signe d'une
culture au même titre que la langue. Laisser corrompre sa langue ou cesser de
la parler, c'est le propre d'une nationalité qui se meurt; laisser tomber la
tradition, ne plus accomplir le rite, c'est laisser voir que l'âme a changé.
Quelle tristesse quand la tradition est de caractère
religieux ! Sa disparition fait alors entendre un abaissement de la foi. L'âme
ne peut plus accomplir des gestes qui sont devenus plus grands qu'elle-même,
comme l'arbre dont la sève est tarie, laisse tomber son opulent feuillage.
***
Quand, le matin du premier janvier, nos aïeux faisaient
entrer l'Enfant-Dieu dans leurs maisons, ils continuaient une tradition de
France et prolongeaient plusieurs siècles de foi. Cette coutume faisait corps
avec l'éducation religieuse de la famille, avec le sentiment de la présence
divine que, de bonne heure, l'on s'efforçait d'inculquer aux tout-petits. Le «
Jésus », les enfants apprenaient à mettre son nom parmi les premiers mots de
leur vocabulaire ; ils apprenaient à le montrer sur le mur, attaché au bois du
crucifix ou gravé sur les vieilles images. Quand venait le temps des étrennes,
qui passent tous les cadeaux dans l'esprit de l'enfance, nos aïeux voulaient
encore, par un motif de foi, que ce bien par excellence tombât de la main de
Dieu.
La bénédiction du Jour de l'An se rattachait aux mêmes
pensées. Quand le père levait la main sur la tête de ses enfants pour les
bénir, son geste symbolisait encore une grande pensée religieuse. Par
l'exercice d'une sorte de pontificat domestique, il affirmait sa qualité de
chef familial, les sources divines de son autorité, la seule, a dit Le Play,
«qu'ait établie le Décalogue éternel ». En s'inclinant sous la main bénissante,
les enfants reconnaissaient la hiérarchie naturelle du foyer; ils faisaient un
acte de foi à l'ordre divin de la famille, à ce haut principe d'autorité d'où
sont venues la vigueur saine et la noblesse de nos mœurs.
* * *
Pourquoi laisserions-nous périr ces vieilles traditions qui
sont en quelque sorte les pierres sacrées de nos foyers? Faisons comme les
vieux, qui faisaient bien. La nuit de Noël, c'est la nuit où l'Enfant- Dieu
descend dans la Crèche, parmi les cantiques des anges ; c'est la nuit où l'âme
se donne tout entière à l'adoration. Ne dérangeons pas, dans l'esprit des
enfants, ces idées mystiques. Ne faisons pas de la nuit où il vient au monde,
où ils l'ont vu dans la Crèche entre la Vierge Marie et saint Joseph, ne
faisons pas de cette nuit religieuse, la nuit où l'Enfant-Jésus court aussi les
campagnes. Pourquoi ne pas laisser au joyeux réveil du Jour de l'An d'apporter
le bonheur des étrennes?
Surtout ne bousculons pas une de nos plus vieilles traditions,
sous le mauvais prétexte de la franchise envers les enfants. En quoi le père
Noël ou un grotesque Santa Claus s'accorde-t-il mieux avec la vérité? Est-ce
donc mentir aux enfants que de leur apprendre à rapporter à Dieu ce qui leur
arrive de meilleur dans la vie? Le mensonge serait-il moins grand de faire
passer bonbons et jouets par les mains d'un sale barbon à qui l'on prête, avec
le don d'ubiquité, une générosité immense comme celle d'un Dieu? Puis, nous
oserons le demander: à quelle idée latine, à quelle idée catholique se rattache
ce bonhomme Noël ou ce Santa Claus? Où sont leurs titres à remplacer
l'Enfant-Jésus? Où sont leurs appuis dans notre passé?
Que les pères ne désapprennent pas le geste de la
bénédiction. La famille a été l'une de nos puissances; elle le fut, entre
autres raisons, par la valeur de son éducation, qui dépendait elle-même de son
atmosphère chrétienne et d'une vigoureuse autorité. A l'heure où, dans la
famille moderne, les idées démocratiques abattent l'autorité du père, où elles
l'inclinent à partager son pouvoir avec ses enfants, seule l'idée religieuse
remettra toutes choses dans l'ordre. Nous ne voyons pas, à la vérité, ce que
peuvent gagner les pères de famille à se découronner eux-mêmes de leur
prestige! Puisque l'atmosphère religieuse de nos foyers fut la principale de
nos forces, quelle ne serait pas la folie de diminuer cette atmosphère ou de la
changer?
***
Pour tout dire, prenons garde de rompre avec un passé qui
fut si noble; ayons peur de laisser mourir tant de fleurs bleues. Il n'est pas
indifférent aux hommes d'une race que leur enfance se soit enchantée de visions
gracieuses et divines ou de fantômes grisâtres et répugnants. Maurice Barrés a
fait voir dans le Génie du Rhin les déformations morales opérées dans l'âme
rhénane par la substitution des légendes prussiennes aux légendes latines et
chrétiennes.
Un peuple qui change de traditions est un peuple qui a
commencé de changer d'âme. Lorsque tant d'idées malsaines, tant de mœurs
délétères se tiennent à la porte de nos foyers et cherchent à les envahir, ne
serait-ce pas le signe de la fin que d'en chasser les traditions des aïeux,
pour faire de la place à ces étrangères? Pour l'amour du ciel, mettons quelque
honneur à nous séparer de ces âmes dont parle Dante, qui ont le goût amer de
crier sans cesse : « Meure ma vie et vive ma mort ! » Défendons-nous. Ne
sacrifions aucune de nos forces. Ne souffrons aucune mollesse dans une lutte où
se joue notre destin. Et puisqu'à la façon dont un peuple défend son âme l'on
peut mesurer son avenir, faisons voir la vigueur des peuples qui durent.