LE
MYTHE DE LA RÉVOLUTION TRANQUILLE
PAR JEAN-CLAUDE DUPUIS, Ph. D.
La Révolution tranquille (1960-1970)
est le mythe fondateur du Québec contemporain. Le terme «mythe»
doit s’entendre ici au sens d’un récit symbolique, fondé sur
une certaine réalité, mais qui porte une vision du monde et des
valeurs universelles. Selon l’historiographie dominante, la
Révolution tranquille aurait été un mouvement de modernisation et
de démocratisation de la société québécoise. Le Québec serait
alors sorti de la Grande Noirceur duplessiste pour s’ouvrir au
monde. C’est l’acte de naissance d’un nouveau peuple, les
Québécois : un peuple nord-américain, libéral et
francophone, qui aspirait à l’indépendance au nom du nationalisme
territorial. Rien à voir avec les anciens Canadiens français,
qui fondaient leur nationalisme ethnique sur la foi catholique et la
culture française classique. La Révolution tranquille a changé
l’âme de la nation qui habitait la vallée du Saint-Laurent depuis
le XVIIe siècle. Du point de vue identitaire, elle a eu
un impact plus considérable que la Conquête anglaise de 1760.
Pour saisir la nature de ce
changement, il suffit de comparer la description de la culture
canadienne-française dans le Rapport Tremblay (1956) avec celle de
l’espace identitaire québécois dans le Rapport Bouchard-Taylor
(2008). Le Québec était, en 1956, un peuple français fondé sur la
foi chrétienne; il était devenu, en 2008, un espace interculturel
fondé sur les droits de la personne.
«La culture canadienne-française
est, en effet, une forme particulière de l’universelle conception
chrétienne de l’ordre et de l’homme. La France de tous les
temps, surtout celle des débuts du Canada, est une des réalisations
les plus authentiques de la conception chrétienne de la vie et de la
civilisation. C’est pourquoi né français, le peuple canadien est
né chrétien, et c’est pourquoi dans la mesure où, au long de
l’histoire, il a vécu en profondeur sa culture d’origine, il
s’est affirmé peuple d’esprit chrétien. Quant au génie
français (…), on reconnaît généralement qu’il est du type
rationnel, enclin au raisonnement. (…) La culture
canadienne-française, variante américaine du type originel
[français], est [qualitative, spiritualiste, personnaliste et
communautaire].» – Rapport Tremblay (1956)
«L’identité héritée du passé
canadien-français est parfaitement légitime et doit survivre, mais
elle ne peut plus occuper à elle seule l’espace identitaire
québécois. Elle doit s’articuler aux autres identités présentes
dans l’esprit de l’interculturalisme, afin de prévenir la
fragmentation et l’exclusion. Il s’agit, en somme, de nourrir de
symbolique et d’imaginaire la culture publique commune, qui est
faite de valeurs et de droits universels, mais sans la défigurer.
(…) C’est un apprentissage difficile qui a commencé dans les
années 1960 et qui, visiblement, n’est pas encore achevé.» -
Rapport Bouchard-Taylor (2008)
Du Canada français au Québec pluriel
En réalité, la Révolution
tranquille ne fut pas ce que les manuels d’histoire en disent. En
1960, le Québec n’avait pas besoin d’être modernisé et
démocratisé. Le Québec de Duplessis (1936-1959) était déjà
moderne et démocratique. C’était une société industrielle
urbaine et prospère qui tenait des élections libres à tous les
quatre ans. Ce que les révolutionnaires tranquilles entendaient par
«modernisation et démocratisation» était tout autre chose.
C’était l’assimilation par les Canadiens français des principes
libéraux de la culture anglo-américaine : le laïcisme,
l’individualisme et le cosmopolitisme. La Révolution tranquille
fut un mouvement d’acculturation bien plus que de modernisation.
JEAN LESAGE
Le Québec sentait que la mort de
Maurice Duplessis, le 7 septembre 1959, marquait la fin d’une
époque. Son successeur, Paul Sauvé, était populaire et il aurait
probablement remporté les élections suivantes, s’il n’était
décédé le 2 janvier 1960, au grand malheur de son parti, l’Union
nationale. Antonio Barrette prit la relève, mais il manquait de
charisme. Il perdit les élections du 22 juin 1960, quoique de
justesse : PLQ 51% - UN 47%. Les libéraux avait adopté le
slogan : «C’est le temps que ça change!» Ce slogan, plutôt
banal pour un parti d’opposition, prendra par la suite tout un
relief. Le Québec entrait dans un mouvement de réformes qu’un
journaliste de Toronto appela «Quiet Revolution».
Maurice Duplessis et
Jean Lesage : deux hommes, deux époques.
Le nouveau premier ministre du Québec,
Jean Lesage (1912-1981), n’avait pourtant rien d’un
révolutionnaire. Fils d’un modeste agent d’assurance, il avait
fait de brillantes études au Petit Séminaire de Québec et à la
Faculté de droit de l’Université Laval. Il avait servi comme
officier d’entraînement au Canada pendant la Seconde Guerre
mondiale. Son oncle, le sénateur J.-A. Lesage, l’introduisit dans
le parti libéral. Il fut élu député fédéral de
L’Islet-Montmagny (1945-1958) et il devint ministre des Affaires du
Nord et des Ressources nationales (1953-1957) dans le cabinet de
Louis Saint-Laurent. En 1958, Jean Lesage remplaça Georges-Émile
Lapalme à la direction du Parti libéral du Québec. Le PLQ était
dans un piètre état après avoir été battu à cinq reprises par
Maurice Duplessis. Dépourvu de fortes personnalités, il dut aller
chercher un chef à Ottawa.
Jean Lesage n’avait pas été formé
à l’école nationaliste. Dans les années 1930, le Séminaire de
Québec et l’Université Laval étaient connus pour leur loyalisme
britannique. Le patriotisme de Jean Lesage était canadien plutôt
que québécois. Par ailleurs, c’était un libéral progressiste et
modéré, à la manière du premier ministre fédéral, Louis
Saint-Laurent. Dans sa vie privée, Lesage était un catholique
pratiquant et un bon père de famille. Il était doué d’une belle
intelligence, d’un fort caractère et d’un remarquable talent
d’orateur; mais il avait tendance à être vaniteux, colérique, et
légèrement porté sur la boisson. Finalement, c’était un homme
politique d’envergure, et plutôt conservateur.
On ne se serait pas attendu à ce que
Jean Lesage préside à un tel changement social. Son programme
électoral n’avait rien de révolutionnaire. Mais le premier
ministre semble avoir perdu le contrôle des réformes qu’il avait
lui-même enclenchées. Il a été dépassé sur sa gauche par trois
ministres qui provenaient de l’extérieur du parti libéral, et qui
auraient normalement dû militer avec les socialistes du NPD :
René Lévesque, Paul Gérin-Lajoie et Eric Kierans. En 1960, les
«vieux rouges» n’étaient pas tellement différents des «vieux
bleus» sur le plan idéologique. Mais le PLQ semble avoir été
infiltré par une minorité progressiste qui avait son agenda
secret : déchristianiser le système d’éducation pour
aligner le Québec sur la «modernité» au sens de la culture
matérialiste nord-américaine.
L’ÉQUIPE DU TONNERRE
Le conseil des ministres de Jean
Lesage a été surnommé «l’équipe du tonnerre». Les libéraux
se sont probablement attribués eux-mêmes cette étiquette
élogieuse. Pourtant, le tonnerre fait beaucoup de bruit et peu de
dommage, contrairement à la Révolution tranquille qui a fait peu de
bruit et beaucoup de dommages. En réalité, le cabinet de Jean
Lesage n’était pas supérieur à celui de Maurice Duplessis. Il
n’était que mieux présenté par l’intelligentsia gauchiste de
Radio-Canada, du Devoir et de Cité libre. Il faut
néanmoins admettre que les politiciens de ce temps avaient l’air
de géants en comparaison des moineaux cul-de-jatte qui encombrent
aujourd’hui la vie politique québécoise. C’est sans doute parce
qu’ils avaient été formés au collège classique plutôt qu’au
cégep. Le Québec est maintenant dirigé par les enfants de la
Révolution tranquille. Ce simple constat suffit pour juger la valeur
de la Réforme Parent.
Les ministres vedettes du gouvernement
Lesage étaient René Lévesque (Ressources hydrauliques et Travaux
publics), Paul Gérin-Lajoie (Jeunesse et Éducation), Georges-Émile
Lapalme (Affaires culturelles), Pierre Laporte (Affaires municipales
et leader parlementaire), Eric Kierans (Conseil du Trésor), Claude
Wagner (Justice) et Claire Kirkland-Casgrain (Transports et
Communications). Mais Jean Lesage s’est surtout entouré d’une
équipe de haut-fonctionnaires bardés de prestigieux diplômes
étrangers. Ce sont ces jeunes technocrates progressistes qui ont
donné à la Révolution tranquille sa véritable impulsion :
Maurice Lamontagne, Michel Bélanger, Roch Bolduc, Jacques Parizeau,
Claude Morin, etc.
L’aile gauche
du PLQ : René Lévesque, Paul Gérin-Lajoie et Erik Kierans
Trois anecdotes montrent que le Québec
du début des années 1960 était encore très conservateur et qu’il
aurait été facile d’enrayer la Révolution tranquille en
s’appuyant sur l’opinion publique réelle, et non pas médiatique.
En 1962, Claire Kirkland-Casgrain
devint la première femme élue à l’Assemblée législative du
Québec. Le parlement avait des règles vestimentaires pour les
hommes (veston et cravate), mais rien n’était prévu pour les
femmes. La députée se présenta à l’Assemblée en robe,
évidemment, et la tête couverte d’un chapeau, comme à la messe.
À cette époque, les femmes portaient toujours un voile, ou du moins
un couvre-chef, à l’église, suivant le commandement de saint
Paul. Les mœurs catholiques étaient encore profondément enracinées
dans la mentalité québécoise, et Mme Casgrain les transposa tout
naturellement dans la vie parlementaire.
Un jour, Paul Gérin-Lajoie et Eric
Kierans arrivèrent avant tout le monde dans la salle du conseil des
ministres et ils enlevèrent le crucifix qui était accroché au mur,
en espérant que personne ne s’en aperçoive. Ce ne fut évidemment
pas le cas. L’ordre du jour prévu fut écarté et le conseil des
ministres discuta pendant trois heures de la présence du crucifix
dans la salle de réunion. On procéda au vote et le crucifix revint
à sa place. Les bons catholiques étaient donc majoritaires dans le
gouvernement de Jean Lesage. S’ils voulaient garder le crucifix
dans la salle du conseil des ministres, ils ne voulaient sûrement
pas l’enlever des salles de classe.
En 1965, un sondage révéla que le
ministre le plus populaire du gouvernement Lesage était Claude
Wagner, l’homme de droite, le défenseur du la Loi et de l’Ordre.
Il récoltait un taux d’approbation de 64%, contre seulement 21%
pour René Lévesque, qui représentait l’aile gauche du parti
libéral. Lévesque était le ministre vedette aux yeux des médias,
mais pas aux yeux du peuple.
LA LUTTE AU PATRONAGE
Lorsqu’ils étaient dans
l’opposition, les libéraux dénonçaient vigoureusement le
patronage du régime Duplessis. Trois mois après leur arrivée au
pouvoir, ils ont institué une commission d’enquête sur la
moralité dans les dépenses publiques, présidée par le juge Élie
Salvas, dans l’intention de ternir l’image de l’Union
nationale. Les résultats de l’enquête furent plutôt minces. La
Commission Salvas a conclu que le favoritisme du gouvernement
unioniste avaient coûté 1,5 millions $ aux contribuables québécois
entre 1955 et 1960. Cela revient à 300 000$ par année sur un
budget provincial annuel de 500 millions $. C’est peu en
comparaison des scandales qui ont été révélés (ou qui n’ont
pas été révélés) par les commissions d’enquête Gomery (2005)
et Charbonneau (2014). Le trésorier de l’Union nationale, Gérald
Martineau, et l’organisateur en chef, Jos D. Bégin, ont été
condamnés à quelques mois de prison, mais aucune accusation n’a
été portée contre l’ancien premier ministre Antonio Barrette,
que l’on espérait prendre au piège. La légende de la corruption
du régime Duplessis est néanmoins restée dans les livres
d’histoire.
René Lévesque fit adopter, à titre
de ministre des travaux publics, une loi pour obliger le gouvernement
à procéder à des appels d’offre avant d’attribuer un contrat
d’achat ou de construction. Mais l’esprit de cette loi pouvait
facilement être contourné. Le ministre n’était pas obligé de
choisir le plus bas soumissionnaire. Il pouvait opter pour une autre
entreprise dont le prix ne dépassait pas de plus de 10% celui de la
meilleure soumission. C’était, de manière indirecte, le fameux
10% du contrat qui devait aller à la caisse électorale au temps de
Gérald Martineau. En réalité, le PLQ fixait le même «tarif» que
l’UN. La procédure était seulement plus compliquée et plus
hypocrite. René Lévesque y gagna la fausse réputation d’un
«grand démocrate», ennemi du favoritisme partisan. Mais le
patronage rouge remplaça tout simplement le patronage bleu. Rien
n’avait changé.
Notons qu’il en sera de même pour
la loi sur le financement des partis politiques que René Lévesque
fera adopter en 1977, à titre de premier ministre cette fois. Les
commissions Gomery et Charbonneau ont démontré que les caisses
électorales occultes n’ont pas disparu en même temps que Maurice
Duplessis. En fait, le patronage est inhérent à la démocratie. Pas
de démocratie sans élections, pas d’élections sans partis
politiques, et pas de partis politiques sans caisse électorale. Mais
les caisses électorales ne seront jamais alimentées uniquement par
des petits dons populaires et désintéressés, surtout à une époque
comme la nôtre, où les politiciens n’ont plus aucun idéal ni
aucune crédibilité.
LES RÉFORMES ÉCONOMIQUES
Le gouvernement Lesage s’engagea
résolument dans une politique économique interventionniste et
socialisante, contrairement à Duplessis qui restait attaché au
capitalisme et qui se faisait une gloire de diriger la province la
moins taxée au Canada. L’État entendait contrôler les domaines
stratégiques de l’économie québécoise, planifier le
développement industriel et favoriser l’émergence d’une classe
d’affaires francophone. Le Québec voulait rattraper son retard
dans l’édification de l’État-Providence (Welfare State).
On a créé la Société générale de financement (SGF), la Caisse
de dépôt et de placement, la Régie des rentes du Québec (RRQ), la
Société de sidérurgie du Québec (SIDBEC), la Société québécoise
d’exploration minière (SOQUEM), et même une Société québécoise
de montage automobile (SOMA) qui resta en sommeil, comme son nom
l’indique, à cause du Pacte de l’Automobile conclu entre le
Canada et les États-Unis en 1965. La plupart de ces sociétés
d’état n’ont pas eu de succès et elles ont été revendues à
l’entreprise privée dans les années 1980. En soi, le nationalisme
économique est une bonne chose, mais le socialisme n’est pas le
meilleur moyen de développer un pays, comme le prouve l’expérience
de nombreux États du Tiers-Monde. Quelques hommes d’affaires
canadiens-français, comme Paul Desmarais, Pierre Péladeau et
Bernard Lamarre, ont profité de l’étatisme québécois. Mais en
définitive, les Québécois ne contrôlent pas un plus grand
pourcentage de leur économie aujourd’hui que dans les années
1920. Et ce faible pourcentage tend à diminuer à cause de la
mondialisation. En outre, l’État-Providence a produit au Québec
les mêmes effets secondaires qu’ailleurs : taxation
excessive, règlementation paralysante, bureaucratie parasitaire,
déresponsabilisation personnelle.
MAÎTRES CHEZ NOUS
La plus grande réalisation économique
du gouvernement Lesage est certainement la nationalisation de
l’hydroélectricité. Les nationalistes catholiques réclamaient
cette mesure depuis les années 1920. Duplessis avait promis de le
faire lors des élections de 1936, mais il n’avait pas respecté
son engagement. En 1944, le gouvernement libéral d’Adélard
Godbout a créé Hydro-Québec en étatisant la Montreal Light
Heat and Power Company, non pas par nationalisme, mais parce que
cette entreprise imposait aux Montréalais des tarifs excessifs. De
retour au pouvoir, Duplessis favorisa l’expansion d’Hydro-Québec
pour distribuer l’électricité dans les régions rurales. Mais en
1960, le plus gros producteur d’électricité au Québec (80% du
volume) était encore une entreprise privée anglophone, la
Shawinigan Water and Power Corporation. Le ministre des
ressources naturelles, René Lévesque, décida de nationaliser
toutes les compagnies d’hydroélectricité, de la puissante SWPC
jusqu’aux petites corporations municipales d’électricité.
En 1962, Jean Lesage déclencha des
élections anticipées en misant sur la popularité du projet de
nationalisation de l’hydroélectricité. Les libéraux adoptèrent
un vieux slogan nationaliste : «Maîtres chez nous!»
René Lévesque mobilisa son talent d’animateur de télévision
pour vendre l’idée aux Québécois, en la présentant comme une
audacieuse mesure de reconquête économique. Le nouveau chef de
l’Union nationale, Daniel Johnson, s’opposa, sans grandes
convictions, à la nationalisation. Il perdit lamentablement un débat
télévisé contre Jean Lesage. Le PLQ l’emporta haut la main avec
56% des voix contre 42% pour l’UN. L’élection montra un clivage
entre Montréal, qui votait massivement libéral, et les régions
rurales, qui restaient unionistes. Le Québec francophone était loin
d’être unanimement favorable à la Révolution tranquille, mais le
PLQ dépassait l’UN grâce au vote anglophone.
La nationalisation de
l’hydroélectricité
En 1963, le gouvernement du Québec
acheta la SWPC pour 600 millions $. Mais ce n’était pas
nécessairement une grande victoire pour le nationalisme
canadien-français. En réalité, la SWPC était bien heureuse
d’être nationalisée. Elle n’avait pas suffisamment de
ressources financières pour entreprendre les grands projets
hydroélectriques de la Côte-Nord et de la Baie James qui pointaient
à l’horizon. Elle aurait dû s’associer avec l’État pour les
réaliser. Mais une compagnie privée n’aime pas s’associer avec
l’État, car c’est toujours l’État qui garde les leviers de
commande. Les actionnaires de la SWPC préféraient abandonner
le secteur de l’hydroélectricité pour investir ailleurs. Le
président de la compagnie l’avait dit à Jean Lesage dès 1961 :
«Nous n’avons aucune objection à vendre nos installations au
gouvernement, mais il reste à déterminer le prix.» Le slogan
«Maîtres chez nous» était tonitruant, mais René Lévesque
a défoncé une porte ouverte en nationalisant la Shawinigan Water
and Power Corporation.
L’économiste catholique et
nationaliste François-Albert Angers, qui enseignait à l’École
des Hautes études commerciales (HEC), était en faveur de
l’étatisation de la SWPC, mais il reprochait à René
Lévesque d’avoir également acheté les nombreux petits
producteurs d’électricité, qui étaient des PME ou des
coopératives canadiennes-françaises. Le monopole d’Hydro-Québec
empêchait toute concurrence, ce qui n’est jamais à l’avantage
des consommateurs. Au début, la société d’état offrait des prix
particulièrement bas pour convaincre les Québécois d’abandonner
le chauffage à l’huile au profit du chauffage électrique. Mais
après que la transition eut été faite, les prix de l’électricité
ont monté subitement, et ils continuent à le faire. Par ailleurs,
Hydro-Québec est devenu un géant incontrôlable. Cette entreprise
ne s’intéresse qu’aux grands projets et elle néglige les petits
barrages qui auraient un impact positif sur le développement
régional. Et dans le contexte du libre-échange économique, ce
géant risque de tomber éventuellement entre des mains étrangères
si l’État décidait de le privatiser, en tout ou en partie, comme
cela se discute présentement. Le capitalisme international aurait
plus de difficulté à s’emparer d’une multitude de PME
hydroélectriques québécoises. La nationalisation de
l’hydroélectricité a-t-elle été une bonne ou une mauvaise
chose? La question reste ouverte.
LE PROBLÈME CONSTITUTIONNEL
Jean Lesage n’était pas
nationaliste, mais il s’est en quelque sorte rallié à la
politique d’autonomie provinciale mise de l’avant par Maurice
Duplessis : «Les Québécois veulent du nationalisme, dit-il un
jour à René Chaloult, nous leur donnerons du nationalisme.» Le
gouvernement Lesage n’a jamais eu de programme précis en matière
constitutionnelle. Lors d’une conférence fédérale-provinciale,
Lesage déclara que le Québec voulait percevoir 100% des impôts et
faire 100% des lois, ce qui revient à proclamer l’indépendance.
Ce n’était évidemment qu’une boutade, mais une boutade qui
révélait surtout l’inconsistance de son nationalisme de fortune.
Ottawa et Québec ne s’entendaient
pas sur le sens de l’expression «renouvellement de la constitution
canadienne». Pour le gouvernement fédéral, il s’agissait de
définir une nouvelle formule d’amendement et d’élaborer une
charte des droits, qui enchâsserait notamment le principe du
bilinguisme. Pour le gouvernement québécois, il s’agissait plutôt
de revoir le partage des compétences pour obtenir plus d’autonomie
provinciale, ou ce que l’on appelait alors un «statut
particulier». Jean Lesage rejeta la formule Fulton-Favreau, proposée
par le fédéral en 1964, mais il n’a pas présenté de
contre-proposition.
Pendant ce temps, certains
nationalistes allaient plus loin. Ils réclamaient une loi pour
défendre la langue française; ils dénonçaient l’anglicisation
des immigrants; ils fondaient les premiers partis séparatistes, le
Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN : gauche) et
le Ralliement national (RN : droite). Le Front de libération du
Québec (FLQ) recourrait au terrorisme pour faire du Québec un pays
souverain et socialiste, une sorte de «Cuba du Nord». Les grèves
du secteur public tournaient à la contestation sociale. Les
intellectuels remettaient tout en question. Le Québec était en
pleine crise politique et en profond déclin religieux, mais
l’optimisme béat était de règle dans les années 1960.
LA RÉFORME DE L’ÉDUCATION
L’essence de la Révolution
tranquille, c’est la réforme de l’éducation. L’école forme
la société de demain. Pour changer l’esprit d’un peuple, rien
de mieux qu’une révolution pédagogique. Et ce fut l’œuvre de
la Réforme Parent : remplacer la pédagogie française, axée
sur la littérature, par une pédagogie américaine, centrée sur les
mathématiques. «Après la revanche des berceaux, disait-on, ce sera
la revanche des cerveaux.» Mais les sciences humaines sont plus
propices que les sciences physiques à former des intelligences vives
et des esprits libres. Les sociétés totalitaires aiment les
ingénieurs parce qu’elles tendent à réduire l’homme à l’état
de machine. Nul n’entre au goulag s’il n’est géomètre, aurait
pu dire Platon.
Selon l’historiographie officielle,
le Québec de 1960 accusait un retard sur l’Ontario en matière
d’éducation. Plusieurs auteurs affirment ou laissent entendre que
c’était à cause de «l’obscurantisme» du clergé catholique,
qui dirigeait alors le système scolaire, tant public que privé. Ce
fait est contestable et il devrait être réétudié par des
historiens moins biaisés par les préjugés anticléricaux issus de
la Révolution tranquille. Si le Québec avait un retard
éducationnel en comparaison de l’Ontario (et ce fait reste à
prouver), c’était probablement à cause de son retard économique
par rapport à une province qui a toujours été l’enfant chéri du
gouvernement fédéral, et non pas à cause du caractère catholique
de son système d’éducation. D’ailleurs, le Québec avait fait
d’énormes progrès éducatifs sous le régime Duplessis. En 1959,
les écoles primaires étaient de bonne qualité et largement
accessibles, ce qui n’était le cas en 1936. Les Allemands venaient
étudier le fonctionnement de nos écoles de métiers pour réformer
leur propre système scolaire. Nos collèges classiques suscitaient
l’admiration des Américains pour leur haut niveau culturel. Les
universités étaient en pleine croissance. L’Université Laval a
ouvert son nouveau campus à Sainte-Foy en 1952; l’Université de
Sherbrooke a été fondée en 1954; l’Université de Montréal a
créé un grand nombre de facultés et de départements nouveaux dans
l’après-guerre. Les écoles normales de ce temps formaient sans
doute de meilleurs enseignants que les prétentieuses facultés des
sciences de l’éducation d’aujourd’hui.
Réforme de
l’éducation : du collège classique à l’école polyvalente
Au début des années 1980, le premier
ministre René Lévesque fit un voyage officiel au Japon. Il visita
alors une « école modèle », l’une de ces écoles
d’élite qui forment, dès la pré-maternelle, les futurs cadres de
l’industrie nipponne. Lévesque demanda au directeur quelle était
la méthode pédagogique de sa prestigieuse institution. Ce dernier
lui répondit: «Nous enseignons ici de la même manière que l’on
enseignait au Québec, il y a quarante ans.» L’école d’élite
que visitait René Lévesque avait été fondée en 1935 par des
Clercs de Saint Viateur, de Joliette. Depuis ce temps, les
missionnaires canadiens-français étaient partis, mais les Japonais
avaient conservé leurs méthodes pédagogiques, ces méthodes que
les chantres de la Révolution tranquille qualifient allègrement de
«rétrogrades».
Quand Maurice Duplessis affirma en
1959 que la province de Québec possédait le meilleur système
d’éducation au monde, l’intelligentsia progressiste pouffa de
rire. Mais le premier ministre avait peut-être raison. Certes, il
fallait étendre notre réseau éducatif, surtout au niveau
secondaire. Nous avions besoin d’énormes investissements pour
instruire la nombreuse génération du baby-boom. Mais il ne fallait
pas changer l’esprit catholique et français de nos méthodes
pédagogique. Nous avions besoin d’un développement matériel, pas
d’une révolution culturelle.
En 1960, il n’y avait pas de
ministère de l’éducation au Québec. Le système scolaire public
francophone, essentiellement composé d’écoles primaires et
d’écoles secondaires de métiers, était sous l’autorité du
Comité catholique du Conseil de l’instruction publique (CIP). Le
Surintendant de l’instruction publique, qui présidait le CIP,
était un fonctionnaire nommé par le gouvernement. Les 22 évêques
de la province siégeaient d’office sur le Comité catholique du
CIP, et le gouvernement nommait un nombre équivalent de laïcs de
bon esprit. Les évêques contrôlaient en pratique le CIP parce
qu’ils votaient toujours en bloc et qu’ils avaient le droit de se
faire remplacer par un autre prêtre en cas d’absence,
contrairement aux membres laïques. Le niveau secondaire était
également sous l’autorité des évêques puisqu’il était
presque entièrement privé : collèges classiques pour les
garçons et couvent pour les filles. Les trois universités
francophones relevaient de leurs archevêques respectifs :
Québec, Montréal et Sherbrooke. Il n’y avait pas d’écoles
laïques au Québec. Le caractère exclusivement confessionnel de
notre système d’éducation suscitait l’admiration du Vatican.
Les Anglo-Québécois avaient leur propre réseau scolaire sous
l’autorité du Comité protestant du CIP. Personne ne se plaignait
de ce système confessionnel, qui datait de 1875, à l’exception
d’une poignée d’anticléricaux, souvent d’origine étrangère,
qui militaient dans le Mouvement laïque de langue française
(MLLQ), une association qui émanait sans doute d’une loge
maçonnique du Grand-Orient de France établie à Montréal.
En 1961, Jean Lesage avait promis
qu’il n’y aurait jamais de ministère de l’instruction publique
tant qu’il serait premier ministre de la province de Québec. Le
ministère de l’éducation du Québec (MEQ) fut pourtant créé
trois ans plus tard. Lorsqu’on lui rappelait sa promesse, Lesage
répondait qu’il n’avait pas créé un «ministère de
l’instruction publique», mais bien un «ministère de
l’éducation». Cette entourloupette de politicien était
évidemment ridicule. En fait, Jean Lesage paraissait dépassé par
le mouvement.
La Commission royale d’enquête sur
l’éducation (1961-1966) était présidée par le vice-recteur de
l’Université Laval, Mgr Alphonse-Marie Parent. Mais son âme
dirigeante fut plutôt le haut fonctionnaire Arthur Tremblay, qui
avait été professeur à l’École de pédagogie de l’Université
Laval. Les autres commissaires étaient Gérard Fillion, un
journaliste du Devoir bien connu pour son antiduplessisme, Guy
Rocher, un jeune sociologue qui revenait de l’Université de
Chicago, Sœur Marie-Laurent-de-Rome, une pédagogue récemment
diplômée de l’Université catholique de Washington, et quelques
autres personnalités qui n’ont probablement pas vu passer la
parade.
La commission royale
d’enquête sur l’éducation
On pensait que la Commission Parent
étudierait surtout le problème, bien réel, du financement des
institutions scolaires. Mais elle préparait en sourdine une
véritable révolution pédagogique et culturelle. Le Rapport Parent
fut présenté en trois parties, ce qui est inhabituel, voire
malhonnête. Le tome 1 (1963) recommandait de créer un ministère de
l’éducation; le tome 2 (1964) proposait d’instituer des
commissions scolaires non confessionnelles, tout en conservant des
écoles catholiques ou protestantes lorsqu’une majorité de parents
le demandaient; et le tome 3 (1966) suggérait de remplacer les
humanités classiques par un cursus plus scientifique, inspiré du
High School américain.
La stratégie de la Commission Parent
était typiquement révolutionnaire. Il s’agissait de faire avaler
le saucisson par tranches. Si la population avait su dès 1963 que la
création d’un ministère de l’éducation conduirait à la
laïcité scolaire et à la suppression des humanités, la réforme
serait morte dans l’œuf. Guy Rocher a raconté que Jean Lesage
avait été estomaqué d’apprendre en 1966, à la veille des
élections, que le Rapport Parent voulait remplacer les collèges
classiques par des instituts techniques, qui seront plus tard appelés
cégeps. L’éducation humaniste, issue du ratio studiorum
des jésuites (XVIe siècle), faisait la fierté de
l’élite canadienne-française de ce temps. La connaissance du
latin et du grec était considérée comme un signe de supériorité
intellectuelle et sociale, même si la plupart de nos élites ne
retenaient généralement qu’une ou deux citations d’auteurs
anciens. Jean Lesage avait lui-même étudié au prestigieux Petit
Séminaire de Québec et il en avait gardé un excellent souvenir,
comme tous ceux qui ont fait le collège classique. On le forçait
maintenant à supprimer la pédagogie qui l’avait formé. S’il
avait été un véritable chef, un défenseur de l’identité
canadienne-française, Jean Lesage aurait licencié sur le champ tous
ces apprentis sorciers et il aurait classé leur rapport dans la
filière ronde en disant : «Je ne détruirai pas l’école qui
a fait, depuis trois siècles, la grandeur de notre culture
nationale.» Mais le gouvernement Lesage était déjà trop engagé
dans le processus révolutionnaire. Le retour en arrière paraissait
déjà impossible.
Le maître d’œuvre de la réforme
scolaire fut le ministre Paul Gérin-Lajoie. Issu d’une illustre
famille bourgeoise d’Outremont, boursier Rhodes et diplômé
d’Oxford, il avait milité dans l’action catholique et avait été
l’avocat de la Fédération des Collèges classiques du Québec.
Comme bien des anticléricaux, il mordit la main qui l’avait
nourri. Ses Mémoires nous laissent croire qu’il perdit la
foi dès sa jeunesse. Était-il franc-maçon? La filière Rhodes peut
nous le faire penser.
Jean Lesage craignait un conflit entre
l’Église et l’État. Il se souvenait que le gouvernement libéral
de Félix-Gabriel Marchand avait voulu créer un ministère de
l’instruction publique en 1897, mais qu’il avait dû reculer
devant la ferme opposition de l’Église. Après la présentation du
Bill 60 (création du MEQ), le cardinal Paul-Émile Léger,
archevêque de Montréal, téléphona au premier ministre pour
exprimer les «inquiétudes» de l’épiscopat. Lesage retira
immédiatement le projet de loi. En 1963, l’Église avait encore
assez de poids politique pour faire reculer le gouvernement sur un
simple coup de fil. Mais Paul Gérin-Lajoie revint à la charge
l’année suivante avec le même projet de loi. Le préambule
ajoutait seulement quelques garanties en faveur des écoles privées
et du libre choix des parents en matière d’enseignement religieux.
Cette fois, les évêques acceptèrent d’abandonner le domaine de
l’éducation à l’État. Ils n’opposèrent plus aucune
résistance. Cette volte-face s’explique par l’esprit moderniste
qui balaya l’Église lors du Concile Vatican II. Les archevêques
de Montréal et de Québec, qui étaient plus progressistes,
approuvaient la création d’un ministère de l’éducation; mais
les autres évêques, plus conservateurs, étaient résolument
contre. Lorsque la seconde version du Bill 60 fut présentée à
l’Assemblée législative, tous les évêques québécois se
trouvaient à Rome pour le Concile. On peut supposer que le
Saint-Siège est intervenu dans le débat, et qu’il a fait pencher
la balance en faveur du camp progressiste. Les évêques ont ensuite
gardé le silence sur tout le processus de réforme de l’éducation
au Québec. Auraient-ils été muselés par le Vatican? Il faudra
attendre l’ouverture des archives ecclésiastiques de cette époque
pour connaître le fond de l’histoire.
Paul Gérin-Lajoie et Arthur Tremblay
purent ensuite aller de l’avant : création du MEQ et de sa
bureaucratie tentaculaire; formation des enseignants par des
idéologues universitaires plutôt que par les pédagogues
expérimentés des écoles normales; regroupement des commissions
scolaires; ouverture des écoles polyvalentes de 2000 élèves;
établissement des cégeps marxisants; mixité scolaire; déclin
général de la qualité de l’enseignement; mise à la retraite
anticipée de tous les partisans de «l’ancien régime».
Le programme de laïcisation s’est
cependant heurté à l’article 93 de l’Acte de l’Amérique du
Nord britannique, qui protégeait les commissions scolaires
confessionnelles de Québec et de Montréal. Il faudra attendre 1998
avant qu’Ottawa et Québec ne s’entendent pour abroger ce droit
constitutionnel. Le fédéraliste Jean Chrétien et le souverainiste
Lucien Bouchard s’accordèrent alors pour supprimer le dernier
vestige de chrétienté institutionnelle au Québec, comme Pilate et
Hérode qui redevinrent amis en condamnant Notre-Seigneur. De 1965 à
1998, le système scolaire québécois restait donc juridiquement
confessionnel. Mais dès le début des années 1970, l’enseignement
religieux fut vidé de son contenu par les enseignants eux-mêmes,
qui avaient généralement perdu la foi dans le sillage de Vatican
II. Les cours de religion catholiques devinrent des cours d’humanisme
libéral, voire des cours de pur «niaisage»; et avec l’approbation
des évêques, qui gardaient pourtant, en vertu de la loi, un droit
de regard sur les programmes d’enseignement religieux des écoles
publiques.
Le débat historiographique sur les
causes de l’infériorité économique des Canadiens français a
probablement marqué l’esprit du Rapport Parent. L’école de
Québec, formée des historiens Fernand Ouellet, Marcel Trudel et
Jean Hamelin, de l’Université Laval, soutenait que les Canadiens
français avaient moins de succès économique que les Canadiens
anglais à cause de leur culture catholique. Ces chercheurs
adhéraient à la théorie du sociologue allemand Max Weber
(1864-1920) sur le rapport entre l’éthique protestante et l’esprit
du capitalisme. D’après eux, les Anglais avaient davantage le
«sens des affaires» parce qu’ils étaient protestants. Et si les
Canadiens français voulaient relever le défi économique, le
«struggle for life», ils devaient assimiler certains
éléments de la culture anglo-protestante. En clair, il fallait
décatholiciser notre système d’éducation et adopter le modèle
pédagogique américain pour acquérir le «Practical Mind»,
ce pragmatisme libéral issu de la religion protestante.
En revanche, l’école de Montréal,
composée des historiens Maurice Séguin, Guy Frégault et Michel
Brunet, qui enseignaient à l’Université de Montréal, affirmaient
que l’infériorité économique des Canadiens français n’avait
rien à voir avec le caractère catholique de leur culture, mais
qu’elle découlait tout simplement de la Conquête de 1760. Les
Anglais contrôlaient l’économie parce qu’ils détenaient le
pouvoir politique, et non pas parce que le protestantisme faisait
d’eux une sorte de race supérieure.
La thèse de l’école de Montréal
était plus crédible, mais celle de l’école de Québec
s’accordait davantage avec le complexe d’infériorité des
Canadiens français, propre à tous les peuples colonisés. La
question nationale se profilait derrière ce débat. L’école de
Montréal était souverainiste et l’école de Québec fédéraliste.
Le Rapport Parent s’inscrivait dans la vision de l’école de
Québec : pour relever le défi de la modernité, les Canadiens
français devaient devenir des Américains francophones.
LA CONTRE-RÉVOLUTION MANQUÉE
L’Union nationale de Daniel Johnson
a remporté les élections du 5 juin 1966 avec 42% des voix et 56
députés, contre 47% des voix et 50 députés aux libéraux. Le RIN
et le RN ont obtenu respectivement 6% et 2%. La concentration du vote
libéral à Montréal, notamment dans les comtés anglophones,
explique la distorsion entre le suffrage populaire et le nombre de
sièges. La victoire de l’UN était mince, mais elle fut
interprétée comme un désaveu de la Révolution tranquille, surtout
dans les régions rurales. Jean Lesage a dit : «Ce sont les
autobus jaunes qui m’ont fait perdre les élections.» Les autobus
scolaires canalisaient symboliquement l’opposition à la Réforme
Parent. Durant la campagne électorale, Daniel Johnson avait promis
de mettre à la porte le sous-ministre de l’éducation, Arthur
Tremblay. Toute l’équipe de hauts-fonctionnaires progressistes qui
avait dirigé le Québec depuis 1960 s’apprêtait à plier bagages,
mais le nouveau premier ministre leur dit de rester en place et de
continuer leur travail. Le retour au pouvoir de l’Union nationale
fut une contre-révolution manquée.
Daniel Johnson (1915-1968) était le
fils d’un Irlandais et d’une Canadienne française de Bagot, en
Estrie. Il était parfaitement bilingue, mais il fit toutes ses
études dans des institutions francophones. C’est donc l’élément
canadien-français qui prédominait dans son esprit. Élu député de
Bagot en 1946, il fut ministre des richesses naturelles de 1958 à
1960, et il remporta la course à la direction de son parti en 1962.
Au départ, Johnson semblait être un politicien plutôt ordinaire.
Il avait été éclaboussé par le scandale du gaz naturel (délit
d’initié) en 1958. Mais la maladie révéla sa grandeur d’âme.
Il avait subi quatre crises cardiaques avant 1966. La cinquième
l’emportera en 1968. Johnson savait qu’il ne lui restait que peu
de temps à vivre, et il décida de consacrer les dernières années
de sa vie au bien commun.
En 1965, Daniel Johnson avait publié
un live intitulé: Égalité ou Indépendance. Il proposait de
rédiger une nouvelle constitution qui reconnaitrait la dualité
nationale du Canada et qui accorderait au Québec un statut
particulier à l’intérieur de la Confédération. Si le Canada
anglais refusait ce pacte binational, il faudrait alors, disait-il,
que le Québec devienne un État souverain. Sa politique
constitutionnelle fut renforcée par le fameux « Vive le
Québec libre! », prononcé par le président français
Charles de Gaulle lors de sa visite à Montréal en 1967. Johnson
encourageait les jeunes militants unionistes qui se tournaient vers
le séparatisme. S’il avait vécu plus longtemps, il en serait
peut-être venu à promouvoir ouvertement l’indépendance. Le
projet souverainiste aurait alors été porté par un parti de droite
comme l’Union nationale plutôt qu’un parti de gauche comme le
Parti Québécois, et c’eût été pour le plus grand bien de la
nation canadienne-française.
Cependant, Daniel Johnson a compris un
peu trop tard qu’il fallait enrayer la réforme scolaire. En 1966,
il confia le ministère de l’éducation à Jean-Jacques Bertrand.
Ce dernier était le type même de l’homme de droite qui avait de
complexes face aux intellectuels de gauche, bardés de prestigieux
diplômes étrangers. Il aimait recevoir les éloges des journalistes
de Radio-Canada et du Devoir. L’intelligentsia progressiste
le qualifiait de «seul ministre éclairé dans ce gouvernement
rétrograde». Pourquoi? Parce qu’il continuait l’œuvre de Paul
Gérin-Lajoie. Mais en 1968, Johnson remplaça Bertrand par Jean-Guy
Cardinal à l’éducation. Ce geste reflétait une volonté réelle
de mettre un terme à la réforme scolaire. Le premier ministre
décéda malheureusement quelques temps après. La course à la
direction de l’Union nationale opposa ensuite Jean-Jacques Bertrand
à Jean-Guy Cardinal. Bertrand l’emporta en s’appuyant sur la
vieille garde du parti. Fédéraliste pur et dur, il évinça l’aile
séparatiste de l’UN. Cardinal passera lui-même au PQ, où il sera
ensuite tabletté parce que trop à droite. En 1969, Jean-Jacques
Bertrand fit adopter la stupide Loi 63, qui protégeait la langue
anglaise plutôt que la langue française. En se coupant ainsi du
nationalisme, il fit mourir l’Union nationale en laissant la place
libre au Parti Québécois.
Jean-Jacques Bertrand et Daniel
Johnson : une droite désorientée
Pendant ce temps, le nationaliste
François-Albert Angers était le seul à militer ouvertement contre
la Réforme Parent, avec l’aide de l’Association des parents
catholiques du Québec (APCQ). Les évêques l’encourageaient en
privé, mais aucun n’osait le soutenir publiquement. Les gardiens
de la foi et de la morale étaient devenus des chiens muets. Selon
Angers, tout le monde s’opposait à la réforme de l’éducation,
quoique pour des raisons différentes : les commissions
scolaires, les directeurs d’école, les syndicats d’enseignants
et les associations de parents. Mais le mouvement d’opposition
manquait de leadership. Si l’épiscopat avait résolument combattu
la réforme, il aurait facilement remporté la victoire. La
Révolution tranquille serait tombée à plat et le Québec serait
resté une société catholique, du moins pendant un certain temps,
comme l’Irlande, la Pologne ou les Philippines. Le cardinal Léger
avait suffisamment de prestige pour s’ériger en chef de la
Contre-Révolution tranquille, mais il était passé dans le camp
moderniste, probablement depuis les années 1950.
Le cardinal Léger et
François-Albert Angers : le faux et le vrai conservateur
On pourrait reprocher à Daniel
Johnson d’avoir mal saisi l’enjeu de la réforme scolaire et de
ne pas l’avoir stoppée. Mais n’oublions pas que le politicien
est un homme d’action plutôt qu’un homme de doctrine. L’État
doit s’occuper des choses temporelles et l’Église des choses
spirituelles. Or l’éducation touche à l’âme bien plus qu’au
corps, et c’est pourquoi elle doit relever de l’Église plutôt
que de l’État. Ce n’est pas le premier ministre qui doit être
tenu responsable de l’échec de la Contre-Révolution, mais bien
l’épiscopat, et surtout le cardinal Léger, qui a introduit
l’esprit libéral de Vatican II dans le clergé québécois. Si
l’Église avait dénoncé la réforme de l’éducation, l’État
l’aurait supprimée sans poser de question; et le terme «Révolution
tranquille» n’apparaîtrait même pas dans nos livres d’histoire.
CONCLUSION
Le bilan de la Révolution tranquille
est largement négatif, même du point de vue des idéaux qui
l’animaient. Les Québécois francophones contrôlent-ils davantage
leur économie? Non, et le mondialisme est en train de balayer les
maigres succès du Québec Inc. Le Québec a-t-il réalisé son
indépendance? Non, et les jeunes sont de moins en moins
nationalistes. Le Québec a-t-il obtenu plus d’autonomie dans la
Confédération canadienne? Non, et les Canadiens anglais ne se
donnent même plus la peine de se demander «What does Quebec
want?» La langue française est-elle en meilleure posture? Non,
le visage linguistique de Montréal est aussi anglophone qu’en
1920, bien que ce soit désormais au nom de l’ouverture sur le
monde plutôt qu’au nom de l’empire britannique. Les Québécois
sont-ils plus instruits? Non, ils sont plus diplômés, mais le
niveau des études s’est effondré. Les Québécois sont-ils mieux
soignés qu’à l’époque où les religieuses géraient les
hôpitaux? Non, et le Dr Barrette n’améliorera pas les choses. La
culture québécoise est-elle plus riche? C’est une question de
goût, mais je préfère la Bolduc à Céline Dion et Soirée
canadienne à Star Académie. Dans leur vie personnelle et
familiale, les Québécois sont-ils plus heureux aujourd’hui
qu’avant 1960? J’en doute.
Peut-on rêver
d’une future «Restauration tranquille», d’une renaissance de
l’authentique identité canadienne-française? Tant qu’il y a de
la vie, il y a de l’espoir. Pour l’instant, il faut redécouvrir
l’esprit de nos ancêtres et reconstituer en nous-mêmes notre
culture nationale, fondée sur la foi catholique et le classicisme
français. Les messages prophétiques de la Sainte Vierge à La
Salette (1846) et à Fatima (1917) nous annoncent une renaissance
miraculeuse de l’Église catholique et des nations chrétiennes. Le
Canada français en sera peut-être.
«Un flambeau catholique, si modeste
soit-il, ne doit pas s’éteindre. Un continent qui veut bien se
porter, doit garder un peu de terre française.» (Lionel Groulx, La
France d’outre-mer, 1922)