Le nom
du chanoine Lionel Groulx (1878-1967) symbolise l’esprit du Canada français
catholique et conservateur d’avant la Révolution tranquille des années 1960.
L’expression « groulxisme » est souvent employée pour désigner le
nationalisme traditionnel canadien-français, fondé sur l’union de l’Église et
de la Patrie, par opposition au nationalisme québécois « moderne »,
qui se veut laïque et multiculturel. Aux yeux de la rectitude politique, le « groulxisme »
est une étiquette péjorative que l’on associe facilement au racisme et au
fascisme. Mais en réalité, le nationalisme groulxien était empreint d’humanisme
chrétien et classique. Sa doctrine de l’enracinement ne visait pas à renfermer
le « petit peuple » canadien-français dans un particularisme étroit,
mais à l’élever jusqu’a l’universel pour en faire un « grand
peuple ». Malgré son apparence vieillotte, l’œuvre du chanoine Groulx peut
toujours inspirer les Québécois qui rêvent d’une renaissance nationale et
spirituelle sur les rives du Saint-Laurent.
Issu
d’une modeste famille paysanne de Vaudreuil, Lionel Groulx a étudié au Collège
de Sainte-Thérèse et au Grand Séminaire de Montréal, avant d’enseigner au
Collège de Valleyfield. Il se fit d’abord connaître comme aumônier de L’Association
catholique de la jeunesse canadienne-française (1903-1915). C’était un partisan
de la Ligue nationaliste d’Henri Bourassa, qui prônait l’indépendance du Canada
par rapport à la Grande-Bretagne, le caractère bilingue et biconfessionnel de
la Confédération canadienne, et le respect de l’autonomie provinciale. L’abbé
Groulx obtint la première chaire d’histoire du Canada à l’Université de
Montréal (1915-1949) et il fonda la prestigieuse Revue d’histoire de l’Amérique
française (1947). On reconnaît encore à Groulx le mérite d’avoir été l’un des
pionniers de la recherche historique au Québec, bien qu’il soit maintenant mal
vu de le citer dans une étude universitaire. Sa magistrale Histoire du Canada
français depuis la découverte (1950) reste, jusqu’à présent, la meilleure synthèse
de notre histoire nationale. Toutefois, l’abbé Groulx marqua davantage la
société québécoise par son action militante que par ses travaux scientifiques.
Mais les idées politiques et sociales de « notre historien national »
ne sont plus tellement appréciées de nos jours. Les Québécois auraient pourtant
intérêt à les redécouvrir.
L’ACTION FRANÇAISE DE MONTRÉAL
Dans
l’entre-deux guerres, Lionel Groulx succéda à Henri Bourassa comme principal
maître à penser des nationalistes canadiens-français. Il dirigea de 1918 à 1928
la revue mensuelle L’Action française. Cette publication avait adopté le nom du
remarquable journal de Charles Maurras (1868-1952), le grand écrivain
nationaliste et royaliste français. Le combat de L’Action française de Montréal
ressemblait en partie à celui de L’Action française de Paris, que Lionel Groulx
appelait affectueusement « notre grande sœur », mais il s’inscrivait
dans un contexte fort différent de celui de la France. L’Action française de
Montréal était plus barrésienne que maurrassienne. Elle livrait une bataille plus
culturelle que politique. Elle n’adhérait pas aux thèses royalistes et
positivistes de Maurras, bien qu’elle ait puisé au même terreau contre-révolutionnaire.
Son but était de restaurer l’identité culturelle canadienne-française :
« Notre
doctrine, écrivait Groulx, elle peut tenir en cette brève formule : nous
voulons reconstituer la plénitude de notre vie française. Nous voulons
retrouver, ressaisir dans son intégrité, le type ethnique qu’avait laissé ici
la France et qu’avait modelé cent-cinquante ans d’histoire. Nous voulons
refaire l’inventaire des forces morales et sociales qui, en lui, se préparaient
alors à l’épanouissement. Ce type, nous voulons l’émonder de ses végétations
étrangères, développer en lui, avec intensité, la culture originelle, lui
rattacher les vertus nouvelles qu’il a acquises depuis la conquête, le
maintenir surtout en contact avec les sources vives de son passé pour ensuite le
laisser aller à sa vie personnelle et régulière. » (Notre doctrine, AF,
janvier 1921)
L’Action
française dénonçait tout ce qui altérait l’identité nationale, soit
l’impérialisme britannique, le capitalisme américain, le laïcisme français, le
démocratisme universel, le cosmopolitisme
et le matérialisme. En définitive, L’Action française combattait ce que
l’on appelle maintenant le « mondialisme », une idéologie qui
s’incarnait alors dans l’empire britannique, mais qui prend aujourd’hui le
visage de l’ONU. Sur le plan pratique, les collaborateurs de la revue critiquaient
surtout l’anglomanie qui imprégnait l’esprit de nos classes supérieures, les
anglicismes qui entachaient la pureté de notre langue, les doctrines juridiques
anglaises qui infiltraient notre droit civil, la nouvelle pédagogie qui
rejetait les humanités classiques, l’État qui cherchait à remplacer l’Église
dans le domaine de l’éducation, l’exotisme littéraire qui dénigrait nos œuvres
régionalistes, le féminisme qui bouleversait la famille, et le cinéma américain
qui propageait l’immoralité.
LA RECONQUÊTE ÉCONOMIQUE
Selon
Groulx, la survivance nationale passait par la reconquête économique. Les
Canadiens français devaient se libérer du capitalisme anglo-américain en
pratiquant « l’achat chez nous » et le « patriotisme
d’affaires ». La pensée économique de L’Action française s’inspirait de la
doctrine sociale de l’Église, qui rejetait à la fois le capitalisme et le
socialisme, et qui prônait un modèle de développement plus décentralisé, plus
juste et plus humain. Elle combattait également le préjugé courant, à l’époque
comme aujourd’hui, selon lequel les Canadiens français devaient assimiler
certains aspects de la culture anglo-saxonne pour relever le défi du « struggle
for life ».
« À
quoi nous servirait d’être les vainqueurs de la lutte économique, disait
Groulx, si nous devions être les vaincus de la richesse? Dieu nous garde d’une
orientation qui subordonnerait le spirituel au matériel et commencerait par
nous jeter en dehors de l’ordre latin. » (Le problème économique, AF,
décembre 1920)
L’ÉTAT FRANÇAIS
« Être
nous-mêmes, absolument nous-mêmes, constituer, aussitôt que le voudra la
Providence, un État français indépendant, tel doit être, dès aujourd’hui,
l’aspiration où s’animeront nos labeurs, le flambeau qui ne doit plus
s’éteindre. » (Notre avenir politique, AF, janvier 1922)
Toutefois,
le concept groulxien d’ « État français » ne se réduisait pas à
la souveraineté du Québec. Il s’agissait aussi, et même surtout, d’une
politique de nationalisme intégral qui devait imprégner tous les aspects de la vie
canadienne-française. C’était un concept de politique intérieure plutôt que de
politique extérieure. L’État français entend protéger l’âme
canadienne-française contre « les ennemis de l’intérieur », contre
les influences culturelles hétérogènes. L’État français pouvait même s’édifier
dans le cadre de la Confédération canadienne, à condition que la majorité
anglaise reconnaisse la dualité nationale du pays et qu’elle concède à la
province de Québec une plus grande autonomie politique.
« La
Confédération, nous en sommes, mais pourvu qu’elle reste une confédération.
Nous acceptons de collaborer au bien commun de ce grand pays; mais nous
prétendons que notre collaboration suppose celle des autres provinces […] Nous
voulons constituer en Amérique, dans la plus grande autonomie possible, cette
réalité politique et spirituelle, suprême originalité de ce continent,
triomphe, chef d’œuvre d’un splendide effort humain : un État catholique
et français. » (L’Histoire, gardienne des traditions vivantes, 1937)
NATIONALISME ET CATHOLICISME
La
condamnation de L’Action française de Paris par l’Église catholique, en 1926, a
ébranlé Lionel Groulx. L’Action française de Montréal n’avait pourtant jamais
adhéré ni au royalisme, peu applicable en Amérique, ni au positivisme, plus ou
moins agnostique, de Charles Maurras. Mais Groulx craignaient que sa revue ne subisse les
foudres de Rome pour son « nationalisme excessif », car certains
catholiques, comme Henri Bourassa, estimaient en ce temps que le nationalisme
pouvait constituer une sorte d’ « hérésie ». Pour montrer patte
blanche, il écrivit un compte rendu élogieux d’un livre qui prétendait
justifier la condamnation de Maurras, Primauté du spirituel par Jacques
Maritain (AF, septembre 1927). De plus, il rebaptisa en 1928 sa revue L’Action
canadienne-française, pour bien se démarquer du maurrassisme.
Lionel
Groulx s’est souvent demandé avec inquiétude si le caractère particulier de la
nation
était compatible avec le caractère universel de l’Église catholique. Il répondait positivement, mais en rappelant la primauté de l’Église sur la Patrie. Le nationalisme groulxien ne faisait pas de la race un absolu. C’est l’Église catholique qui restait la valeur suprême. Mais l’Église doit s’incarner dans une nationalité, comme le Verbe qui s’est fait Chair. Et c’est l’enracinement national qui permet à l’homme d’atteindre l’universel. Le cosmopolitisme s’étend comme la broussaille; le nationalisme s’élève comme l’arbre. Groulx reprochait d’ailleurs à l’action catholique des années 1930 de dissocier le catholicisme du nationalisme :
était compatible avec le caractère universel de l’Église catholique. Il répondait positivement, mais en rappelant la primauté de l’Église sur la Patrie. Le nationalisme groulxien ne faisait pas de la race un absolu. C’est l’Église catholique qui restait la valeur suprême. Mais l’Église doit s’incarner dans une nationalité, comme le Verbe qui s’est fait Chair. Et c’est l’enracinement national qui permet à l’homme d’atteindre l’universel. Le cosmopolitisme s’étend comme la broussaille; le nationalisme s’élève comme l’arbre. Groulx reprochait d’ailleurs à l’action catholique des années 1930 de dissocier le catholicisme du nationalisme :
« Au
nom de l’Église universelle, on vide les jeunes générations de tout sentiment
national, on jette dans la vie des catholiques déracinés, autant dire un
catholicisme irréel, magnifiquement préparé à se transformer, dès les premiers
contacts avec la vie, en petits esprits forts, prêts à se révolter contre les
mauvais maîtres qui les ont désadaptés de leur milieu. » (Mes mémoires, 1974)
UN CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRE TRANQUILLE
Dans
les dernières années de sa vie, Lionel Groulx était honoré par tous, mais il
n’était plus écouté par personne. Son vieux nationalisme intégral paraissait
dépassé aux yeux d’une société québécoise qui prenait le virage de la
« modernité » en s’alignant sur le libéralisme nord-américain. Groulx
fit une sévère critique du Rapport Parent (1965), qui proposait de remplacer
l’éducation classique par une pédagogie « moderne », axée sur les
disciplines scientifiques plutôt que sur les disciplines littéraires. Il
estimait que cette révolution scolaire menaçait la survie nationale des
Canadiens français.
« Au
surplus, tant de nouveaux docteurs de la nouvelle et vague philosophie scolaire
avouaient leur dessein de faire du jeune Canadien français un Nord-Américain.
D’un mot : à mesure que le gouvernement du Québec se nationalise, il a
trop paru que son système d’enseignement se dénationalise. […] Jusqu’ici, les
vieilles civilisations méditerranéennes étaient restées l’axe vivant de la
culture et de l’esprit canadiens-français. Soudain, l’on invitait les Québécois
à changer l’axe de leur culture natale pour l’aligner en somme sur la
civilisation anglo-américaine. En d’autres termes, on proposait à un peuple un
geste exceptionnel en histoire : un retournement d’âme, et la plus grave
et la plus profonde des révolutions : celle de l’esprit. […] L’on a déjà
nourri et l’on nourrit encore l’illusion de sauver, au Québec, la vieille
langue française, en dépit de l’économie anglo-américaine où l’ouvrier gagne sa
vie en anglais. L’illusion devient gigantesque, s’il faut, par surcroît,
américaniser l’enseignement québécois, à moins que, pour survivre comme nation
distincte, la formule par excellence soit devenue de ressembler le plus
possible à son grand voisin. » (Revue d’histoire de l’Amérique française,
1966)
Lionel
Groulx avait compris que la réforme scolaire conduirait à la déchristianisation
de la société canadienne-française et il appréhendait la trahison des clercs.
« Le
plus grave, c’est qu’on prétendait imposer à un peuple en grande majorité
catholique une école superficiellement confessionnelle. […] Que penser de notre
épiscopat muet, plutôt pauvre en grandes personnalités, au surplus en triste
déperdition d’influence, qui n’a pu se mettre d’accord pour défendre
efficacement la confessionnalité scolaire, freiner la débâcle morale, et qui,
sans protester, s’est laissé prendre ses séminaires ou collèges, seuls foyers
de recrutement du clergé? […] Nous descendons petit à petit, mais
irrévocablement, vers la médiocrité intellectuelle. […] À force de vouloir
faire ‘’peuple’’, le prêtre ne sait plus ce qu’il est. » (Mes mémoires,
1974)
LA RENAISSANCE NATIONALE
Aujourd’hui,
à l’ère du mondialisme, toutes les nations occidentales se retrouvent dans un
état d’acculturation comparable à celui du Québec. L’Union européenne ressemble
à la Fédération canadienne : un État souverain comme la France est
pratiquement réduit au rang d’État provincial, comme le Québec. Et le modèle
européen sera bientôt étendu au monde entier, lorsque l’ONU se transformera en
République fédérale universelle. Quant au Québec, il est plus dénationalisé que
jamais sous l’influence du libre-échange économique, de l’immigration massive,
du multiculturalisme et du laïcisme.
Redécouvrons
les principes du nationalisme intégral : l’union de la langue et de la
foi, le respect de la tradition, l’autonomie économique et politique, l’ordre latin et l’esprit français, la primauté
du collectif sur l’individuel, et, surtout, le culte de l’histoire, de « notre maître le passé ». Une
nation peut se relever de tout, sauf de la perte des principes et de la
mémoire. Si nous ne pouvons restaurer présentement le Canada français idéal
dans la société, commençons par le restaurer en nous-mêmes, comme Jules de
Lantagnac, le héros du roman identitaire de Lionel Groulx, L’appel de la race
(1922).
-Jean-Claude Dupuis, Ph. D.